V.D. et autres c. Russie
Karar Dilini Çevir:
V.D. et autres c. Russie

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 228
Avril 2019
V.D. et autres c. Russie - 72931/10
Arrêt 9.4.2019 [Section III]
Article 8
Article 8-1
Respect de la vie familiale
Retour d’un enfant auprès de ses parents biologiques après neuf ans passés auprès d’une mère d’accueil : non-violation
Mère d’accueil et enfants privés de contacts avec un enfant à la suite de son retour auprès de ses parents biologiques, après neuf ans dans une famille d’accueil : violation
En fait – La première requérante avait été nommée tutrice d’un enfant qui était atteint de graves pathologies et dont les parents avaient considéré qu’ils n’étaient pas en mesure de subvenir à ses besoins particuliers. Les autres requérants étaient des enfants dont la première requérante avait eu ou avait la charge. L’enfant en question fut pris en charge par la première requérante à l’âge de huit mois et il vécut avec elle pendant les neuf premières années de sa vie. Il fut ensuite renvoyé auprès de ses parents, à la demande de ces derniers.
En droit – Question préliminaire : La première requérante n’a aucun lien biologique avec l’enfant. N’étant plus sa tutrice, elle ne jouit d’aucun statut juridique lui permettant d’agir en son nom devant les juridictions internes ou dans le cadre de toute autre procédure interne. L’enfant a été renvoyé auprès de ses parents biologiques et il vit maintenant avec eux. Ces derniers jouissent à son égard de la pleine autorité parentale qui comporte notamment la représentation de ses intérêts. Ils n’ont pas autorisé la première requérante à représenter l’enfant devant la Cour. L’intéressée n’a donc pas qualité pour agir devant la Cour au nom de l’enfant.
Article 8
a)  Sur l’applicabilité – La relation entre une famille d’accueil et l’enfant qui vit en son sein pendant plusieurs mois peut s’analyser en une vie familiale au sens de l’article 8 § 1, malgré l’absence de liens biologiques les unissant. L’existence de liens familiaux entre les requérants et l’enfant avant son retour auprès de ses parents biologiques n’est pas contestée par les parties. En effet, quand bien même aucun lien biologique ne les unissait, l’enfant a été pris en charge de manière constante par la première requérante dès l’âge de huit mois et pendant les neuf premières années de sa vie. Les autres requérants, lorsqu’ils étaient encore mineurs, ont été pris en charge, à différentes époques, par la première requérante et ont vécu comme une famille avec l’enfant pendant des périodes d’un à sept ans avant le retour de ce dernier auprès de ses parents biologiques. Les juridictions internes ont reconnu, dans différentes procédures, les relations personnelles étroites qui existaient entre les requérants et le fait que la première requérante avait assumé le rôle de parent de l’enfant. En pareilles circonstances, la relation entre les requérants et l’enfant constitue une « vie familiale » au sens de l’article 8 § 1 de la Convention.
b)  Sur le fond
i.  Fin de la tutelle exercée par la première requérante sur l’enfant et retour de celui-ci auprès de ses parents biologiques – Il existe actuellement un large consensus – y compris en droit international – autour de l’idée que, dans toutes les décisions concernant des enfants, leur intérêt supérieur doit primer. L’intérêt supérieur de l’enfant peut, selon sa nature et sa gravité, l’emporter sur celui des parents. Notamment, l’article 8 ne saurait autoriser le parent à faire prendre des mesures préjudiciables à la santé et au développement de l’enfant. L’intérêt des parents reste néanmoins un facteur dans la balance des différents intérêts en jeu. Il est dans l’intérêt de l’enfant que les liens entre lui et sa famille soient maintenus, sauf dans les cas où celle-ci s’est montrée particulièrement indigne. Il en résulte que seules des circonstances tout à fait exceptionnelles peuvent conduire à une rupture du lien familial et que tout doit être mis en œuvre pour maintenir les relations personnelles et, le cas échéant, le moment venu, « reconstituer » la famille. L’article 8 fait peser sur tout État l’obligation de poursuivre le but d’unir à nouveau les parents biologiques et leur enfant.
En l’espèce, les autorités nationales étaient confrontées à un choix difficile : autoriser les requérants, en tant que famille de fait de l’enfant à l’époque, à maintenir leur relation avec lui ou prendre les mesures nécessaires pour réunir l’enfant et sa famille biologique. À cette fin, elles avaient à évaluer et à mettre équitablement en balance les intérêts concurrents des parents de l’enfant et ceux des requérants. Elles devaient également prendre en considération la vulnérabilité particulière de l’enfant compte tenu de son état physique et psychologique. Les autorités nationales étaient donc tenues de faire preuve d’une attention particulière dans l’appréciation des intérêts de l’enfant et de lui assurer une protection accrue tenant dûment compte de son état de santé.
Pendant les neuf premières années de sa vie, l’enfant a été pris en charge par la première requérante ; c’est elle qui s’en est occupé au quotidien et qui a pleinement assumé le rôle de parent. Même si cette période a indubitablement duré longtemps, ce facteur ne peut à lui seul exclure la possibilité de réunir l’enfant et sa famille biologique. Un respect effectif de la vie familiale commande en effet que les relations futures entre parent et enfant se règlent sur la seule base de l’ensemble des éléments pertinents, et non par le simple déroulement du temps.
Il est vrai que les parents de l’enfant avaient accepté la désignation de la première requérante comme tutrice de leur fils. Ils n’ont toutefois jamais renoncé formellement à leur autorité parentale à l’égard de ce dernier et ils ne se sont jamais vus privés, en tout ou partie, de ladite autorité. Les juridictions internes ont établi que, même s’ils n’avaient eu aucun contact avec leur fils pendant ses huit premières années, ils lui ont néanmoins apporté un soutien financier et ont répondu aux demandes de la première requérante concernant notamment les soins médicaux et les besoins alimentaires de l’enfant. Ils sont restés présents dans la vie de leur fils et la première requérante ne pouvait donc pas penser, de manière réaliste, que l’enfant serait demeuré sous sa garde de manière permanente. Il faut normalement considérer les décisions de placement comme des mesures temporaires par nature, à suspendre dès que la situation s’y prête, et tout acte d’exécution doit concorder avec un but ultime : unir à nouveau les parents naturels et l’enfant.
Les juridictions internes ont soigneusement apprécié l’intérêt supérieur de l’enfant, prenant dûment en compte son état de santé et ses besoins. Au cours des différentes procédures, elles ont en particulier relevé l’attachement de la première requérante et l’attitude véritablement aimante qu’elle avait à l’égard de l’enfant, ainsi que les initiatives dont elle a fait preuve pour prendre soin de lui et répondre à ses problèmes de santé, initiatives qui ont assuré le développement physique et psychologique de l’enfant et une amélioration générale de son état. En ce qui concerne les parents biologiques, les autorités ont initialement nourri des doutes quant à leur aptitude à répondre aux besoins de leur fils. Elles ont en particulier relevé l’absence de contact personnel entre eux et l’enfant, et les ont invités à adopter une attitude plus responsable quant à leurs obligations parentales. Dans ce contexte, les tribunaux ont rejeté la première demande que les parents avaient formulée afin d’obtenir le retour de l’enfant auprès d’eux, notant qu’un retour immédiat pourrait le traumatiser et compromettre son état de santé et qu’une période d’adaptation était nécessaire pour qu’il s’habitue à ses parents biologiques. Au cours de la procédure ultérieure, les juridictions ont néanmoins jugé que les parents étaient capables d’élever leur enfant. Il convient de relever qu’à ce moment-là, les modalités d’exercice du droit de visite des parents à l’égard de leur enfant étaient en place depuis un an. Pour prendre leur décision, les juridictions internes se sont assurées, en se fondant sur des preuves écrites, dont des rapports psychologiques, et sur des témoignages, que les parents avaient rétabli leurs relations avec l’enfant, qu’ils étaient en mesure de comprendre adéquatement ses particularités psychologiques, son état émotionnel, ses besoins et ses capacités, que leurs conditions de vie étaient appropriées pour l’enfant et que ce dernier se sentait calme et à son aise avec eux.
Lorsqu’elles ont ordonné le retour de l’enfant auprès de ses parents biologiques et la fin de la tutelle de la première requérante sur l’intéressé, les autorités nationales ont agi dans les limites de leur marge d’appréciation et dans le respect de l’obligation découlant de l’article 8 qui leur imposait de poursuivre le but de réunir l’enfant et ses parents. Elles ont donné des motifs « pertinents et suffisants » à l’appui de la décision litigieuse. Si la Cour reconnaît la douleur morale que cette décision a dû causer aux requérants, les droits de ces derniers ne sauraient prévaloir sur l’intérêt supérieur de l’enfant. Les arguments de la première requérante ont été examinés et ont fait l’objet de réponses motivées. La Cour est convaincue que le processus décisionnel a été équitable et qu’il a prévu des garanties suffisantes des droits des requérants tels que protégés par l’article 8. L’atteinte à la vie familiale des intéressés était « nécessaire dans une société démocratique ».
Conclusion : non-violation (unanimité).
ii.  Le droit de visite des requérants à l’égard de l’enfant – Les juridictions internes ont rejeté les demandes de la première requérante tendant à obtenir un droit de visite à l’égard de l’enfant, au motif qu’aucun lien juridique n’existait plus entre elle et l’enfant après la fin de la tutelle qu’elle avait exercée sur lui. Elles ont également souligné l’absence de parenté biologique entre eux qui, en vertu du code russe de la famille, excluait toute possibilité pour la première requérante de demander un droit de visite à l’égard de l’enfant.
La Cour a déjà exprimé sa préoccupation quant à la rigidité de la législation russe relative au droit de visite. Celle-ci fixe une liste limitative des personnes qui ont le droit de demeurer en contact avec un enfant, sans prévoir la moindre exception pour tenir compte de la diversité des situations familiales et de l’intérêt supérieur de l’enfant. Il s’ensuit qu’une personne qui n’a pas de lien de parenté avec un enfant mais en a pris soin pendant une longue période et est unie avec lui par un lien interpersonnel étroit ne peut en aucun cas obtenir le droit de le voir, quel que soit l’intérêt supérieur de l’enfant.
Les décisions des juridictions internes révèlent que celles-ci n’ont pas cherché à examiner les circonstances particulières de l’espèce et, en particulier, qu’elles n’ont : i) ni pris en considération la relation qui existait entre les requérants et l’enfant avant la fin de la tutelle que la première requérante exerçait sur lui, ii) ni examiné la question de savoir si et en quoi le maintien des relations entre les requérants et l’enfant pouvait ou non être dans l’intérêt supérieur de ce dernier, iii) ni examiné si et en quoi les intérêts des parents biologiques de l’enfant pouvaient ou non prévaloir sur ceux des requérants. En effet, dans sa décision définitive et contraignante, la juridiction d’appel s’est bornée à déclarer que le droit de visite à l’égard d’un enfant ne pouvait en aucun cas être garanti à des personnes autres que celles énumérées dans le code russe de la famille. La Cour ne peut considérer une telle motivation comme « pertinente et suffisante » pour refuser aux requérants un droit de visite à l’égard de l’enfant. Les juridictions internes n’ont pas fondé leurs décisions pertinentes sur une appréciation des circonstances particulières de l’espèce et ont automatiquement exclu toute possibilité de maintien des liens familiaux entre les requérants et l’enfant.
Les autorités nationales ont manqué à leur obligation de mettre équitablement en balance les droits de tous les intéressés au regard des circonstances particulières de l’espèce, ce qui s’analyse en un manquement au respect de la vie familiale des requérants.
Conclusion : violation (unanimité).
Article 41 : 16 000 EUR conjointement aux requérants pour préjudice moral.
(Voir aussi Nazarenko c. Russie, 39438/13, 16 juillet 2015, Note d’information 187, et Antkowiak c. Pologne (déc.), 27025/17, 22 mai 2018, Note d’information 219)
 
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Rédigé par le greffe, ce résumé ne lie pas la Cour.
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