KILIÇ c. TURQUIE
Karar Dilini Çevir:
KILIÇ c. TURQUIE

 
 
 
Communiquée le 28 mars 2019
 
DEUXIÈME SECTION
Requête no 208/18
Taner KILIÇ
contre la Turquie
introduite le 6 December 2017
EXPOSÉ DES FAITS
Le requérant, M. Taner Kılıç, est un ressortissant turc né en 1969 et détenu à İzmir. Il est représenté devant la Cour par Me S. Cengiz, avocat à İzmir.
A.  Les circonstances de l’espèce
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par le requérant, peuvent se résumer comme suit.
À l’époque des faits, le requérant, alors avocat, était le président de l’Amnesty International en Turquie, organisation non gouvernementale.
Le 6 juin 2017, soupçonné d’être membre de l’organisation appelée FETÖ/PDY (« organisation terroriste güleniste/Structure d’État parallèle »), le requérant fut arrêté à İzmir.
Le 9 juin 2017, le requérant fut entendu par le procureur de la République d’İzmir. Il fut ensuite traduit devant le 3ème juge de paix d’İzmir. Il était reproché au requérant entre autres d’avoir téléchargé la messagerie cryptée ByLock sur sa ligne de téléphone cellulaire et de l’avoir utilisée. Devant le juge, le requérant nia avoir téléchargé et utilisé la messagerie en question. Au terme de son audition, le juge décida de le placer en détention provisoire. Pour ce faire, il tint compte des éléments suivants : l’existence de forts soupçons pesant sur l’intéressé ; la nature des infractions en cause et le fait que celles-ci figuraient parmi les infractions énumérées à l’article 100 § 3 du code de procédure pénale (CPP) – à savoir les infractions dites « cataloguées », pour lesquelles, en cas de fortes présomptions, la détention provisoire de la personne soupçonnée était réputée justifiée ; le risque de fuite. Dans sa décision, le juge se référa aux éléments de preuve suivants : un rapport établissant que la messagerie cryptée ByLock avait été téléchargé sur la ligne de téléphone appartenant au requérant et que cette application avait été utilisée par celui-ci ; l’abonnement à certaines publications, telles que le quotidien Zaman (prétendument en lien avec FETÖ/PDY); le fait que la sœur du requérant était mariée avec le responsable de publication de ce quotidien ; le fait que ses enfants étaient scolarisés dans les établissements gérés par l’organisation en question et fermés par les décrets-lois ; les comptes ouverts auprès de l’établissement bancaire Bank Asya, une banque prétendument en lien avec le FETÖ/PDY.
Le 23 juin 2017, le 4ème juge de paix d’İzmir rejeta l’opposition formée par le requérant au motif que le placement en détention était conforme à la procédure et à la loi.
À de nombreuses reprises, le maintien en détention du requérant fut examiné par les différents juges de paix d’İzmir et fut prolongé sur la base des mêmes motifs.
Le 28 juillet 2017, un rapport d’expertise sur les activités bancaires du requérant fut dressé et versé au dossier. Le rapport conclut que certaines activités bancaires du requérant étaient suspectes.
Le 9 août 2017, le parquet d’İzmir déposa devant la cour d’assises d’İzmir un acte d’accusation contre le requérant à qui il reprochait principalement, sur le fondement de l’article 314 du code pénal combiné avec l’article 7 de la loi sur la lutte antiterroriste, d’être membre de l’organisation FETÖ/PDY (première procédure pénale). Il présenta notamment les éléments de preuve suivants à l’encontre du requérant : un rapport établissant que la messagerie cryptée ByLock avait été téléchargée sur la ligne de téléphone appartenant au requérant et que cette application avait été utilisée par celui-ci ; les activités inhabituelles de son compte bancaire ouvert auprès de l’établissement bancaire Bank Asya.
Le 14 août 2017, le requérant présenta une demande d’élargissement. Pour ce faire, il s’appuya notamment sur un rapport dressé par un expert en informatique, à savoir T.K.P., qui a conclu que la messagerie cryptée ByLock n’avait pas été téléchargée sur le téléphone cellulaire appartenant au requérant et que cette application n’avait pas été utilisée par celui-ci. Par ailleurs, le requérant soutint avoir ouvert un compte bancaire auprès de Bank Asya pour effectuer les paiements des frais de scolarité de sa fille.
Le 18 août 2017, l’acte d’accusation du 9 août 2017 fut accueilli par la cour d’assises d’İzmir.
Le 22 août 2017, la cour d’assises d’İzmir rejeta la demande d’élargissement formulée par le requérant. Pour ce faire, elle observa qu’il ressortait des dossiers d’enquête concernant le FETÖ/PDY que, lorsqu’ils en avaient l’occasion, les membres de cette organisation prenaient la fuite ; elle considéra donc que, en cas de libération du requérant, il y avait un risque de soustraction de celui-ci à la justice. Elle précisa également qu’il existait un risque d’altération des preuves, l’analyse des preuves matérielles numériques n’ayant pas été achevée et les preuves n’ayant pas été entièrement recueillies. Elle ordonna en outre une expertise en vue d’établir si la messagerie cryptée ByLock avait été téléchargée ou non sur le téléphone cellulaire du requérant.
Le 18 septembre 2017, un rapport d’expertise fut préparé par SecureWorks, une société spécialisée dans le domaine de la technologie informatique sur demande d’Amnesty International. Ce rapport conclut qu’il n’existait aucune preuve attestant que l’application ByLock avait été téléchargée sur l’appareil. Ce rapport fut versé au dossier devant la cour d’assises d’İzmir.
Le 4 octobre 2017, le parquet d’Istanbul déposa devant la cour d’assises d’Istanbul un acte d’accusation contre onze personnes – principalement des activistes des droits de l’homme – dont le requérant (deuxième procédure pénale). Le parquet reprochait notamment aux accusés d’être membre de plusieurs organisations terroristes, sur le fondement de l’article 314 du code pénal combiné avec l’article 7 de la loi sur la lutte antiterroriste.
Le 14 octobre 2017, un deuxième rapport d’expertise fut préparé par l’expert en informatique, T.K.P. sur les données fournies par l’Institution des technologies de l’information et des communications (« le BTK »). Selon ce rapport, les informations transmises par le BTK étaient lacunaires et ne contenaient pas d’élément donnant à penser qu’à partir du téléphone cellulaire appartenant au requérant, une connexion au serveur de l’application ByLock avait été établie. Ce rapport fut également versé au dossier devant la cour d’assises d’İzmir.
Le 17 octobre 2017, la cour d’assises d’Istanbul accueillit l’acte d’accusation du 6 octobre 2017.
Le 25 octobre 2017, la cour d’assises d’Istanbul ordonna la mise en libération provisoire de huit activistes des droits de l’homme, qui avaient été placés en détention provisoire les 17 et 23 juillet 2017.
Le 26 octobre 2017, le requérant fut entendu via le système informatique audiovisuel « SEGBİS » (Ses ve Görüntü Bilişim Sistemi) par la cour d’assises d’İzmir, qui ordonna son maintien en détention provisoire. Par ailleurs, elle décida de joindre cette procédure pénale à celle pendante devant la cour d’assises d’Istanbul en raison de la connexité des deux affaires. Dans ses déclarations, l’intéressé contesta les preuves à charge portées contre lui, soutenant n’avoir jamais téléchargé la messagerie ByLock et n’avoir pas utilisé activement son compte bancaire auprès de Bank Asya depuis le 2 janvier 2014.
À de nombreuses reprises, les demandes d’élargissement formulées par le requérant furent rejetées.
Le 17 novembre 2017, le requérant saisit la Cour constitutionnelle d’un recours individuel, en invoquant notamment une violation des articles 3, 5, 6, 7, 9, 10, 11 et 13 de la Convention. Dans le cadre de son recours, il présenta un mémoire supplémentaire le 3 avril 2018.
Le 22 janvier 2018, un troisième rapport établi par T.K.P. fut versé au dossier. Dans ce rapport, il est notamment précisé que le requérant n’a pas eu de connexion au serveur de ByLock via cette application mais qu’il a été dirigé vers le serveur de ByLock par l’intermédiaire d’un code créé à cette fin lors de son utilisation des applications « Kıble Pusulası » et « Namaz Vakitleri TR » (des applications concernant la pratique religieuse).
Le 31 janvier 2018, la cour d’assises d’Istanbul ordonna la libération provisoire du requérant, compte tenu de l’état des preuves.
Cependant, le même jour, le procureur de la République forma opposition à la décision d’élargissement du requérant.
Toujours le même jour, la 36ème cour d’assises d’Istanbul décida d’accueillir l’opposition du procureur de la République, se fondant toujours sur l’utilisation alléguée de ByLock par le requérant, sur les activités relatives à son compte bancaire, ainsi que sur l’état des preuves et les charges portées contre lui dans le cadre de l’autre procédure pénale.
À différentes dates, le requérant forma plusieurs recours pour obtenir sa remise en liberté provisoire. Selon les documents fournis par le requérant, ceux-ci furent rejetés à chaque fois par la 35ème cour d’assises d’Istanbul et les oppositions formées par le requérant contre ces décisions furent rejetées par la 36ème cour d’assises d’Istanbul.
Le 1er juin 2018, un rapport d’expertise effectué par la direction de sûreté d’Istanbul sur l’ordinateur personnel du requérant ainsi sur les autres preuves matérielles numériques saisies lors de son arrestation fut versé au dossier. Ce rapport fait état de l’absence d’élément suspect dans l’ordinateur personnel. Cependant, dans son téléphone cellulaire, une vidéo contenant un enregistrement de Fethullah Gülen (chef présumé de l’organisation FETÖ/PDY), ainsi que certaines photos des journalistes travaillant pour le quotidien Zaman furent découvertes.
Par ailleurs, un autre rapport fut établi par deux experts en informatique auprès de la direction de la sûreté d’Istanbul. Ce rapport, versé au dossier en juin 2018, concluait à l’absence de ByLock dans le téléphone cellulaire du requérant.
Le 15 août 2018, la cour d’assises d’Istanbul ordonna la remise en liberté du requérant, avec une interdiction de quitter le territoire turc, ayant égard notamment à la durée de détention provisoire et au fait qu’il avait un domicile fixe.
Le 14 novembre 2018, le requérant introduisit une action en dommages-intérêt devant la cour d’assises d’İzmir. À cet égard, se fondant sur l’article 141 du code de procédure pénale, il demanda qu’une indemnité lui fût versée au motif qu’il avait été placé en détention provisoire dans des conditions et circonstances non conformes aux lois et que la durée de la détention provisoire était excessive. Cette action est toujours pendante devant les juridictions internes.
Le 25 décembre 2018, la Cour constitutionnelle rejeta le recours individuel introduit par le requérant. Dans sa décision, après avoir précisé que la requête portait entre autres sur une prétendue violation des droits à la liberté, à la liberté d’expression et à la liberté de réunion, elle conclut que ces griefs étaient manifestement mal fondés et qu’ils ne remplissaient pas non plus les autres conditions de recevabilité énumérées à la loi no 6216 relative à l’établissement de la Cour constitutionnelle et aux règles de procédure devant celle-ci. Par conséquent, elle rejeta la requête au motif que les conditions de recevabilité n’étaient pas remplies. Cette décision fut signifiée au requérant le 7 janvier 2019.
B.  Le droit interne pertinent
L’article 141 § 1 a) et d) du CPP est ainsi libellé :
« Peut demander réparation de ses préjudices (...) à l’État, toute personne (...) :
a.  qui a été arrêtée, placée ou maintenue en détention dans des conditions et circonstances non conformes aux lois ;
(...)
d.  qui, même régulièrement placée en détention provisoire au cours de l’enquête ou du procès, n’est pas traduite dans un délai raisonnable devant l’autorité de jugement et concernant laquelle une décision sur le fond n’est pas rendue dans ce même délai ;
(...) »
GRIEFS
Invoquant l’article 5 § 1 c) et 3 de la Convention, le requérant dénonce son placement et maintien en détention provisoire. Il allègue qu’il n’existait aucun élément de preuve quant à l’existence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale rendant nécessaire son placement et son maintien en détention provisoire. Il soutient que son inculpation avait été fondée principalement sur sa prétendue utilisation de la messagerie ByLock, alors même qu’il ressortait des rapports d’expertises qu’il n’avait pas téléchargé ou utilisé cette application.
Invoquant l’article 5 §§ 1 c) et 3 de la Convention, le requérant soutient également que les décisions judiciaires ayant ordonné son placement et son maintien en détention provisoire n’étaient pas suffisamment motivées et qu’elles n’étaient fondées sur aucun élément de preuve concret.
Par ailleurs, invoquant l’article 5 § 4 de la Convention, le requérant indique que de nombreuses difficultés (entre plusieurs autres, absence de notification de l’avis du procureur de la République, l’enregistrement de ses déclarations par le système informatique audiovisuel, l’enregistrement de ses entretiens avec son avocat, examen de ses demandes sur dossier, etc.) l’ont empêché de contester effectivement les décisions concernant son placement et son maintien en détention provisoire.
Sur le terrain de l’article 5 § 5 de la Convention, il se plaint de l’absence de droit à indemnisation pour la violation alléguée de l’article 5 §§ 1 et 4 de la Convention.
De même, invoquant une violation des articles 10 et 11 de la Convention, le requérant se plaint de ce que son droit à la liberté d’expression et d’association ait été violé du fait de son arrestation et de sa détention visant à le faire taire en tant que dirigeant d’une ONG.
Le requérant soutient enfin que la privation de liberté qui lui avait été imposée dans la présente affaire a été appliquée dans un but autre que celui envisagé par les articles 5, 10 et 11 de la Convention, au mépris de l’article 18.
QUESTIONS AUX PARTIES
1.  Le requérant a-t-il épuisé les voies de recours internes, comme l’exige l’article 35 § 1 de la Convention ?
En particulier, peut-on considérer que la voie instaurée par l’article 141 du Code de procédure pénale était susceptible d’apporter un redressement approprié aux griefs du requérant relatif
(a)  à sa mise en détention, qui n’était pas, d’après lui, fondée sur de raison plausible de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale, au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention ;
(b)  à l’absence de motifs pertinents et suffisants à l’appui de la privation de liberté en question (voir, en particulier, Buzadji c. République de Moldova, (GC), no 23755/07, § 102, CEDH 2016 (extraits)).
Dans l’affirmative, les parties sont invitées à produire copie de toute décision judiciaire pertinente.
2.  Le requérant a-t-il été privé de sa liberté en violation de l’article 5 §§ 1, 3 et 4 de la Convention ?
(a)  La détention du requérant a-t-elle été ordonnée « selon les voies légales » ?
(b)  Peut-on considérer que le requérant a été arrêté et placé en détention provisoire sur la base de « raisons plausibles de soupçonner » qu’une infraction avait été commise (voir, notamment, Fox, Campbell et Hartley c. Royaume-Uni, 30 août 1990, § 32, série A no 182) ? À cet égard, les parties sont notamment invitées à répondre à cette question en tenant compte du libellé de l’article 100 du code de procédure pénale, exigeant « des preuves concrètes qui démontrent l’existence de forts soupçons ». En outre, les preuves contenues dans le dossier au moment du placement en détention de l’intéressé étaient-elles suffisantes pour persuader un observateur objectif qu’il avait pu commettre l’infraction qui lui était reprochée (Mergen et autres c. Turquie, nos 44062/09 et 4 autres, §§ 46-55, 31 mai 2016, et Ayşe Yüksel et autres c. Turquie, nos 55835/09 et 2 autres, §§ 51-60, 31 mai 2016) ?
(c)  Peut-on considérer
i.  que les magistrats ayant ordonné le maintien en détention provisoire du requérant et ayant décidé de rejeter les oppositions formées contre cette mesure ont suffisamment tenu compte des conclusions des rapports d’expertise versés au dossier et,
ii.  que ces magistrats ont rempli leur obligation d’avancer des motifs pertinents et suffisants à l’appui de la privation de liberté en question (voir, mutatis mutandis, Buzadji c. République de Moldova [GC], no 23755/07, § 102, CEDH 2016 (extraits)) ?
(d)  Le requérant avait-il à sa disposition, conformément à l’article 5 § 4 de la Convention, une procédure effective au travers de laquelle il pouvait contester la légalité de sa détention ?
À cet égard, peut-on considérer que, des difficultés dénoncées par le requérant, à savoir en particulier
i.  absence de notification de l’avis du procureur de la République,
ii.  l’enregistrement de ses déclarations par le système informatique audiovisuel,
iii.  l’enregistrement de ses entretiens avec son avocat,
iv.  examen de ses demandes sur dossier, etc.,
l’ont empêché de contester effectivement les décisions concernant son placement et son maintien en détention provisoire ?
(e)  Le requérant avait-il, comme l’exige l’article 5 § 5 de la Convention, un droit effectif à obtenir réparation pour la détention qu’il estime contraire à l’article 5 §§ 1 c), 3 et 4 de la Convention ?
3.  Y a-t-il eu atteinte à la liberté d’expression et/ou d’association et de réunion pacifique du requérant, au sens des articles 10 et 11 de la Convention ? Dans l’affirmative, cette atteinte était-elle prévue par la loi et nécessaire dans une société démocratique ?
4.  La privation de liberté imposée au requérant dans la présente affaire a-t-elle été appliquée dans un but autre que celui envisagé par les articles 5, 10 et 11 de la Convention, au mépris de l’article 18 (Rasul Jafarov c. Azerbaïdjan, no 69981/14, §§ 153‑163, 17 mars 2016) ?
 

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