Güzelyurtlu et autres c. Chypre et Turquie [GC]
Karar Dilini Çevir:
Güzelyurtlu et autres c. Chypre et Turquie [GC]

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 225
Janvier 2019
Güzelyurtlu et autres c. Chypre et Turquie [GC] - 36925/07
Arrêt 29.1.2019 [GC]
Article 1
Juridiction des États
Juridiction de la Turquie sur le terrain de l’obligation procédurale découlant de l’article 2 née de meurtres survenus dans une région de Chypre contrôlée par le gouvernement chypriote
Article 2
Obligations positives
Article 2-1
Enquête effective
Refus par Chypre de renoncer à sa compétence pénale en faveur des tribunaux de la « RTCN » : non-violation
 
Manquement par la Turquie à l’obligation de coopérer avec Chypre dans une enquête pour meurtre : violation
En fait – Les requérants sont des proches de trois ressortissants chypriotes d’origine chypriote turque qui, en 2005, furent retrouvés morts, tués par balles, sur la partie de l’île de Chypre contrôlée par les autorités chypriotes. Les autorités chypriotes et les autorités turques (dont celles de la « République turque de Chypre du Nord » – la « RTCN ») lancèrent immédiatement des enquêtes pénales. Cependant, alors que huit suspects furent identifiés par les autorités chypriotes, puis arrêtés et interrogés par les autorités de la « RTCN », les deux enquêtes conduisirent dans une impasse et furent suspendues dans l’attente de nouveaux éléments. Elles restèrent ouvertes mais aucune mesure concrète ne fut prise après 2008. Le gouvernement turc attendait toujours que tous les éléments de preuve versés au dossier lui fussent transmis afin de pouvoir traduire les suspects en justice. Quant à l’enquête chypriote, elle s’arrêta complètement après que la Turquie eut renvoyé les demandes d’extradition qui lui avaient été adressées par les autorités chypriotes. Les efforts déployés par la Force des Nations unies chargée du maintien de la paix à Chypre (« l’UNFICYP ») dans le cadre de sa mission de bons offices se révélèrent infructueux.
Dans un arrêt du 4 avril 2017 (voir la Note d’information 206), une chambre de la Cour a conclu à l’unanimité que la Turquie avait commis une violation procédurale de l’article 2 et, par cinq voix contre deux, que Chypre avait aussi commis pareille violation. Pour parvenir à ces conclusions, elle a considéré que les deux États défendeurs n’avaient pas coopéré de manière effective ni pris toutes les mesures raisonnables nécessaires qui auraient permis de favoriser et de mener une enquête effective sur l’affaire.
Le 18 septembre 2017, l’affaire a été renvoyée devant la Grande Chambre à la demande des deux États défendeurs.
En droit – Article 1 (juridiction territoriale à l’égard de la Turquie) : Très rares sont les affaires dans lesquelles la Cour a dû examiner des griefs sous l’angle du volet procédural de l’article 2 et dans lesquelles le décès était intervenu sous une juridiction différente de celle de l’État dont l’obligation procédurale était censée être en jeu. Il ressort de la jurisprudence de la Cour que si, dans pareilles circonstances, les autorités d’enquête ou les organes judiciaires d’un État contractant ont ouvert  leur propre enquête pénale ou leurs propres poursuites, cela suffit à établir un lien juridictionnel aux fins de l’article 1 entre l’État en question et les proches de la victime qui ont ultérieurement saisi la Cour. En l’espèce, les autorités de la « RTCN » ont engagé leur propre enquête sur ces meurtres, de sorte qu’il existait un « lien juridictionnel » entre les requérants et la Turquie, engageant ainsi la responsabilité de cette dernière, sur le terrain de la Convention, à raison des actes et des omissions des autorités de la « RTCN ».
De plus, il existe en l’espèce des « circonstances propres » liées à la situation à Chypre. En premier lieu, la communauté internationale considère que la Turquie occupe la partie nord de Chypre et elle ne reconnaît pas la « RTCN » comme un État au regard du droit international. Le nord de Chypre se trouve sous le contrôle effectif de la Turquie aux fins de la Convention. En second lieu, les auteurs présumés des meurtres s’étaient réfugiés en « RTCN » et, en conséquence, la République de Chypre a été empêchée de faire avancer sa propre enquête pénale les concernant et donc de se conformer aux obligations que lui imposait la Convention.
Compte tenu de ces deux éléments, lesquels individuellement suffiraient à conclure à l’existence d’un lien juridictionnel, la juridiction de la Turquie est établie. Toute autre conclusion conduirait à une lacune dans le système de protection des droits de l’homme sur le territoire de Chypre, ce qui risquerait de faire de la « RTCN » un refuge pour meurtriers cherchant à fuir le territoire contrôlé par Chypre et d’entraver ainsi l’application des lois pénales adoptées par le gouvernement de Chypre en vue de protéger le droit à la vie de ses ressortissants comme d’ailleurs de tous les individus relevant de sa juridiction.
Conclusion : juridiction établie à l’égard de la Turquie (unanimité).
Article 2 (volet procédural) : L’obligation procédurale d’enquêter est née à l’égard de chacun des deux États défendeurs. Les États défendeurs ont promptement pris un nombre significatif de mesures d’enquête et rien ne permet de mettre en doute le caractère adéquat de ces enquêtes. Le cœur de la problématique réside en l’espèce dans l’existence et l’étendue d’une obligation de coopérer faisant partie intégrante de l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention.
L’article 2 peut imposer aux deux États une obligation bilatérale de coopérer l’un avec l’autre, impliquant dans le même temps une obligation de solliciter une assistance et une obligation de prêter son assistance. Pareille obligation va dans le sens de la protection effective du droit à la vie garantie par l’article 2. Les États concernés devaient prendre toutes les mesures raisonnables envisageables pour coopérer les uns avec les autres et épuiser de bonne foi les possibilités que leur offraient les instruments internationaux applicables relatifs à l’entraide judiciaire et à la coopération en matière pénale.
L’obligation procédurale de coopérer découlant de l’article 2 doit être interprétée à la lumière des traités ou accords internationaux en vigueur entre les États contractants concernés, autant que possible dans le cadre d’une application combinée et harmonieuse de la Convention et de ces instruments, qui ne doit pas entraîner une opposition ou une confrontation entre les différents textes. Dans ce contexte, il n’y aura manquement à l’obligation procédurale de coopérer de la part de l’État tenu de solliciter une coopération que si celui-ci n’a pas activé les mécanismes de coopération appropriés prévus par les traités internationaux pertinents, ou, de la part de l’État requis, que si celui-ci n’a pas répondu de façon appropriée ou n’a pas été en mesure d’invoquer un motif légitime de refuser la coopération sollicitée sur la base de ces traités internationaux.
L’une des circonstances propres dans l’affaire des requérants est que le défaut allégué de coopération concernait une entité de facto créée sur le territoire de Chypre tel que reconnu par la communauté internationale mais sur laquelle la Turquie exerce le contrôle effectif aux fins de la Convention. Comme les deux États défendeurs n’entretiennent pas de relations diplomatiques officielles, les traités internationaux auxquels ils sont parties l’un et l’autre ne peuvent constituer l’unique cadre de référence lorsqu’il s’agit de rechercher si ces deux États ont fait usage de toutes les possibilités dont ils disposaient pour coopérer l’un avec l’autre. En l’absence de relations diplomatiques officielles, les moyens de coopération formalisés présentaient plus de risques d’échouer et les États pouvaient être amenés à recourir à des canaux de coopération plus informels ou indirects, comme la médiation d’un État tiers ou d’une organisation internationale. Compte tenu de ce qui précède, la Cour doit, dans des situations telles que la présente, rechercher si les États concernés ont usé de tous les moyens qui étaient raisonnablement à leur disposition pour demander et offrir la coopération nécessaire en vue d’assurer l’effectivité de l’enquête et de la procédure dans son ensemble.
a) À l’égard de Chypre
i. Chypre a-t-elle fait usage de tous les moyens qui étaient raisonnablement à sa disposition pour demander la remise ou l’extradition des suspects par la Turquie ? – Après que les suspects éventuels eurent été identifiés pendant les premières phases de l’enquête, les autorités chypriotes ont demandé à Interpol de publier des « notices rouges » afin que ces suspects fussent repérés et arrêtés en vue de leur extradition. Interpol a publié ces notices rouges. Le bureau d’Interpol à Chypre a aussi adressé au ministère turc de l’Intérieur des courriers électroniques indiquant que les suspects étaient recherchés et qu’il fallait les arrêter s’ils entraient en Turquie.
La République de Chypre s’est efforcée, dès les premières phases de l’enquête, de négocier la remise des suspects par la « RTCN » par l’intermédiaire de l’UNFICYP. Rapidement, il est toutefois apparu très clairement que ni les autorités turques ni celles de la « RTCN » n’avaient l’intention de remettre les suspects. Dans ces circonstances, il ne peut être reproché à la République de Chypre d’avoir en premier lieu cherché à obtenir la remise des suspects par l’entremise de l’UNFICYP et d’avoir attendu de constater que ces efforts étaient vains pour adresser des demandes d’extradition à la Turquie.
Les demandes d’extradition ont été adressées à la Turquie par l’intermédiaire de l’ambassade de Turquie à Athènes. Étant donné l’absence de relations diplomatiques entre Chypre et la Turquie, on peut admettre, dans les circonstances spécifiques de l’espèce, que la remise des demandes par l’intermédiaire du personnel des ambassades respectives de ces deux États à Athènes constituait la seule voie disponible pour Chypre.
ii. Chypre était-elle tenue de communiquer toutes les preuves aux autorités de la « RTCN » ou de la Turquie ? – Il y a lieu de distinguer l’affaire des requérants des affaires antérieures dans lesquelles la Cour a admis la validité, aux fins de la Convention, des voies de droit qui avaient été établies ou des mesures qui avaient été adoptées par les autorités de la « RTCN » à l’égard des habitants de la « RTCN » ou des personnes qui étaient affectées par les actes de ces dernières. Dans ces affaires, la Cour a reconnu la validité de ces voies de droit et actes dans la mesure nécessaire pour que la Turquie fût capable de garantir dans la partie nord de Chypre le respect de tous les droits protégés par la Convention et d’y corriger tous les manquements qui lui étaient imputables.
Dans l’affaire des requérants, il s’agit de déterminer si la République de Chypre était tenue de fournir toutes les preuves figurant dans son dossier d’enquête aux autorités de la « RTCN », lesquelles menaient de leur côté des investigations sur les meurtres en vertu de leur droit interne. La République de Chypre était prête à communiquer toutes les preuves à l’UNFICYP de manière à ce que celle-ci pût déterminer s’il existait ou non des présomptions sérieuses contre les suspects à la condition que, dans cette hypothèse, la « RTCN » s’engageât à remettre les suspects à Chypre. Les autorités de la « RTCN » n’ayant pas pris pareil engagement, Chypre a refusé de transmettre davantage de preuves. La communication de l’ensemble du dossier d’enquête à la « RTCN », avec la possibilité pour elle d’utiliser ces preuves pour juger les suspects sur son territoire et sans la moindre garantie que ceux-ci seraient remis aux autorités chypriotes, sortirait de la sphère d’une simple coopération entre les forces de police ou les autorités de poursuite. Pareille mesure équivaudrait en substance à une transmission par Chypre de l’affaire pénale aux tribunaux de la « RTCN » ; la République de Chypre renoncerait ainsi à sa compétence pénale sur un meurtre qui a été commis sur le territoire dont elle a le contrôle et cette compétence serait transférée aux tribunaux d’une entité non reconnue qui a été mise en place sur son territoire. Or l’exercice de la compétence pénale constitue l’un des principaux attributs de la souveraineté d’un État. Étant donné les spécificités de la situation, le refus de Chypre de renoncer à sa compétence pénale en faveur des tribunaux de la « RTCN » n’était pas déraisonnable.
iii. Chypre était-elle tenue de prendre part à d’autres formes de coopération telles que suggérées par l’UNFICYP ? – Dans le contexte de sa mission de médiation, l’UNFICYP a proposé différents modes de coopération destinés à permettre d’aboutir à une solution de compromis entre Chypre et les autorités de la « RTCN ». Ces autres modes de coopération n’auraient cependant pas pu en eux-mêmes faciliter l’ouverture de poursuites contre les suspects et la tenue de leur procès. Il n’a pas été établi que ces possibilités, en particulier celle consistant à organiser un procès ad hoc en lieu neutre, auraient reposé sur une base suffisamment solide en droit interne ou en droit international. Dans ces conditions, la République de Chypre n’était pas tenue au titre de l’article 2 de prendre part à ces formes de coopération.
Conclusion : non-violation (quinze voix contre deux).
b) À l’égard de la Turquie
La Turquie a ignoré les demandes d’extradition, qu’elle a retournées sans réponse. On aurait attendu des autorités turques qu’elles fissent savoir pourquoi elles estimaient que l’extradition n’était pas acceptable au regard de leur législation ou de la Convention européenne d'extradition. La Convention d’extradition impose à l’État requis une obligation d’informer l’État demandeur  de sa décision concernant une demande d’extradition et, en cas de rejet, de motiver cette décision. L’obligation de coopérer découlant de l’article 2 doit être lue à la lumière de ces dispositions et doit donc emporter pour un État l’obligation d’examiner toute demande d’extradition qui lui est adressée par un autre État contractant et qui vise des suspects recherchés pour meurtre ou pour homicide illicite dont on sait qu’ils sont présents sur son territoire ou qu’ils relèvent de sa juridiction, et d’apporter une réponse motivée à ladite demande.
La Turquie n’a pas consenti le niveau minimum d’effort requis dans les circonstances de l’espèce et n’a donc pas respecté l’obligation qui lui incombait de coopérer avec Chypre aux fins d’une enquête effective sur le meurtre des proches des requérants.
Conclusion : violation à l’égard de la Turquie (unanimité).
Article 41 : 8 500 EUR à chacun des requérants pour préjudice moral ; demande pour dommage matériel rejetée.
(Voir aussi Rantsev c. Chypre et Russie, 25965/04, 7 janvier 2010, Note d’information 126 ; Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC], 55721/07, 7 juillet 2011, Note d’information 143 ; Markovic et autres c. Italie [GC], 1398/03, 14 décembre 2006, Note d’information 92 ; Janowiec et autres c. Russie [GC], 55508/07 et 29520/09, 21 octobre 2013, Note d’information 167 ; Chypre c. Turquie, 25781/94, 10 mai 2001 ; Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], 24014/05, 14 avril 2015, Note d’information 184 ; Demopoulos et autres c. Turquie (déc.) [GC], 46113/99 et al., 1er mars 2010, Note d’information 128)
 
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