FONDATION DU MONASTÈRE SYRIAQUE DE SAINT-GABRIEL À MİDYAT c. TURQUIE
Karar Dilini Çevir:
FONDATION DU MONASTÈRE SYRIAQUE DE SAINT-GABRIEL À MİDYAT c. TURQUIE

 
 
 
 
DEUXIÈME SECTION
DÉCISION
Requête no 61412/11
FONDATION DU MONASTÈRE SYRIAQUE DE SAINT-GABRIEL À MİDYAT
contre la Turquie
 
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant le 2 avril 2019 en une chambre composée de :
Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Işıl Karakaş,
Julia Laffranque,
Valeriu Griţco,
Ivana Jelić,
Darian Pavli, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 18 août 2011,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par la requérante,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
1.  La fondation requérante, Midyat Kutsal Gabriel Süryani Manastır Vakfı (Fondation du monastère syriaque de Saint-Gabriel à Midyat) (« la fondation requérante »), est une fondation de droit turc. Son statut est conforme aux dispositions du Traité de Lausanne relatives à la protection des anciennes fondations qui effectuent des services publics pour les minorités religieuses. Elle est l’une des fondations créées sous l’Empire ottoman. Depuis la proclamation de la République, son statut est régi par la loi no 2762 du 13 juin 1935, en vertu de laquelle elle a acquis la personnalité morale. La présente requête a été introduite au nom de la fondation requérante par MM. Kuryakos Ergün et İsa Doğdu, ressortissants turcs et respectivement président et vice-président du Conseil d’administration de ladite fondation.
La fondation requérante a été représentée par Me  C. Rumpf, avocat à Stuttgart. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
A.  Les circonstances de l’espèce
2.  Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
3.  Le 17 juillet 1935, conformément à l’article 44 de loi no 2762, la fondation requérante présenta une déclaration spécifiant ses buts et détaillant ses biens immobiliers. Il ressort de cette déclaration que la fondation a pour but de porter assistance aux membres démunis de la communauté et d’assurer la construction et l’administration des églises. Il en ressort également que, outre l’église Deyrulömer et ses dépendances, les biens affectés (mevkufat) de la fondation requérante se composaient de « vingt parcelles de champs non irrigués, [de] deux vignobles, [de] dix puits d’eau et (aux environs du monastère) [d’]une parcelle de terrain pour lequel aucun titre de propriété n’a[vait] été enregistré ».
4.  La fondation requérante déclare que la présente requête porte sur deux terrains situés aux environs du monastère de Mor Gabriel et sis au lieu-dit Güngören. La superficie du premier terrain, désigné dans le croquis établi le 9 avril 2009 lors d’une expertise cadastrale par la lettre « A » (« le terrain A »), est de 60 040,82 m² et celle du second, désigné par la lettre « B » dans le croquis susmentionné (« le terrain B ») est de 275 469,48 m². D’après la fondation requérante, ces terrains figuraient dans sa déclaration présentée en 1935.
5.  Le 22 septembre 2008, à l’issue d’études cadastrales, il fut décidé que les terrains en question faisaient partie du domaine forestier et qu’il convenait dès lors de les inscrire sur le registre foncier au nom du Trésor public.
6.  La fondation requérante engagea deux actions devant le tribunal du cadastre de Midyat pour contester les décisions cadastrales précitées. Il s’agit des actions no 2008/30-2009/30 et no 2008/31-2009/29, portant respectivement sur le terrain A et sur le terrain B. La fondation requérante contesta le classement des terrains litigieux en domaine forestier et, se fondant sur la prescription acquisitive, elle se prévalut de son droit de propriété sur ceux-ci. Pour ce faire, elle soutint que, depuis sa déclaration déposée en 1935, les terrains en question figuraient dans son patrimoine et qu’elle avait acquitté les taxes et impôts immobiliers y afférents depuis 1937.
7.  Le 4 avril 2009, le tribunal du cadastre procéda à une visite sur les lieux. Il constata que le terrain A était composé de terrains agricoles non cultivés et d’une partie rocheuse et qu’il n’y poussait que de rares chênes de deux à trois mètres de haut.
8.  Il ressort également du dossier que, le 13 avril 2009, un rapport d’expertise forestière accompagné d’un croquis des terrains A et B fut présenté au tribunal du cadastre. Ce rapport mentionnait que les terrains A et B faisaient partie du domaine forestier.
9.  À la suite de leur visite sur les lieux, les experts forestiers dressèrent un rapport, daté du 6 mai 2009, dans lequel ils indiquaient que, évalués sur la base d’une carte de la région et du plan de gestion, les terrains A et B étaient en partie situés sur des champs et sur les terres boisées de la forêt et qu’ils figuraient parmi les lieux considérés comme une forêt conformément à l’article 1 de la loi forestière no 6831 (« la loi no 6831 »).
10.  En outre, les 8 et 10 juin 2009, deux rapports d’expertise tant scientifique qu’agricole furent présentés au tribunal du cadastre.
11.  Par deux jugements rendus le 24 juin 2009, le tribunal du cadastre débouta la fondation requérante de sa demande. Se fondant notamment sur le rapport d’expertise forestière du 13 avril 2009, les cartes régionales et les résultats de la visite sur les lieux, il estima que la fondation requérante ne pouvait acquérir le titre de propriété des terrains en question par voie de prescription acquisitive en raison de l’appartenance de ces derniers au domaine forestier. Il ordonna l’inscription des terrains litigieux au nom du Trésor public sur le registre foncier.
12.  À une date inconnue, la requérante se pourvut en cassation contre les deux jugements susmentionnés.
13.  Dans un premier temps, le 17 novembre 2009, la Cour de cassation renvoya les deux affaires devant le tribunal de première instance pour un complément d’instruction. À cet égard, elle décida qu’il convenait de compléter le dossier par des documents relatifs aux registres fonciers, cadastraux et fiscaux pertinents, aux cartes de la région et des forêts, aux actions civiles et aux procès-verbaux cadastraux. Par ailleurs, elle demanda également qu’un rapport d’expertise fût établi.
14.  Après avoir complété le dossier suivant les indications données par la Cour de cassation dans ses arrêts du 17 novembre 2009, le tribunal de cadastre renvoya les affaires devant la Cour de cassation.
15.  Par deux arrêts du 9 décembre 2010, la Cour de cassation confirma les jugements du 24 juin 2009. Pour ce faire, s’appuyant sur l’ensemble des pièces du dossier, ainsi que sur celles obtenues à la suite de son renvoi du 17 novembre 2009, elle considéra notamment que, selon la carte ancienne de la région, les terrains A et B étaient des forêts domaniales entièrement recouvertes de feuillus et que la fondation requérante n’avait pas la preuve de la propriété des terrains en cause. Elle observa à cet égard que ceux-ci étaient entourés de parcelles classées comme étant de la forêt et qu’ils ne pouvaient dès lors être acquis par la voie de la prescription acquisitive. Elle releva également que la fondation requérante n’avait pas présenté de document attestant qu’elle avait acquis auprès de tierces personnes la propriété des biens immobiliers litigieux et que, lors de la procédure civile engagée en 1964 concernant vingt et un biens immobiliers, elle avait renoncé à ses droits relatifs à seize autres biens. En outre, elle observa que, lors d’une autre procédure engagée le 10 janvier 1961 en vue d’obtenir le titre de propriété d’un terrain jouxtant les biens objets du présent litige, elle avait prétendu que ceux-ci étaient incultivables et appartenaient au Trésor public. Elle considéra dès lors que les tribunaux de première instance étaient fondés à conclure que les conditions énumérées à l’article 14 de la loi no 3402 sur le cadastre n’étaient pas réunies en l’espèce.
16.  À une date non précisée, la fondation requérante forma un recours en rectification contre les arrêts du 9 décembre 2010. Elle soutenait notamment que l’adoption d’une nouvelle décision judiciaire dans les arrêts du 17 novembre 2009 n’était pas conforme aux règles de procédure car la Cour de cassation, en sa qualité de haute cour, aurait dû infirmer les jugements attaqués et renvoyer l’affaire devant le tribunal de première instance.
17.  Par deux arrêts du 10 mai 2011, la Cour de cassation rejeta le recours en rectification après avoir procédé à une rectification quant aux frais et honoraires. Ces arrêts furent signifiés à la fondation requérante le 25 mai 2011.
C.  Développements ultérieurs
18.  Le 1er avril 2012, à la suite de l’adoption de l’article 11 (provisoire) de la loi no 5737 sur les fondations relatif à la restitution des biens appartenant aux fondations des communautés religieuses, la fondation requérante demanda à la Direction générale du conseil des fondations la restitution de trente parcelles, dont les terrains faisant l’objet de la présente requête.
19.  La fondation requérante soumit à la Cour un rapport d’expertise datant du 3 janvier 2012 établi à sa demande. Ce rapport indiquait que les terrains A et B étaient des terrains agricoles qui ne relevaient pas du domaine forestier.
20.  Le 30 septembre 2013, le bureau du Premier ministre fit une déclaration dans laquelle il soutenait que les biens appartenant au monastère de Mor Gabriel (à savoir Deyrulumur) seraient restitués à la fondation requérante.
21.  Le 1er avril 2012, la fondation requérante demanda à la Direction générale du conseil des fondations la restitution de ses biens.
22.  Le 7 octobre 2013, à la suite d’une demande formulée par la fondation requérante, la Direction générale du conseil des fondations décida de restituer douze parcelles numérotées de 19 à 30 dans la liste fournie en annexe à la demande du 1er avril 2012. Toutefois, elle refusa d’enregistrer le reste des parcelles mentionnées par la fondation requérante en annexe de ladite demande. Il ressort du dossier que les terrains A et B n’ont pas été restitués et qu’ils demeurent à ce jour inscrits dans le registre foncier au nom du Trésor public.
B.  Le droit et la pratique internes pertinents
23.  Le droit et la pratique internes pertinents relatifs aux fondations appartenant aux minorités religieuses en Turquie et aux forêts sont décrits dans les arrêts Fener Rum Erkek Lisesi Vakfı c. Turquie (no 34478/97, § 23, 9 janvier 2007) et Turgut et autres c. Turquie (no 1411/03, §§ 41-67, 8 juillet 2008) respectivement.
24.  En droit turc, l’inscription d’un bien immeuble au registre foncier est en principe le seul acte juridique constitutif du droit de propriété. En effet, en vertu de l’article 705 du code civil, l’inscription au registre foncier est nécessaire pour l’acquisition de la propriété foncière.
25.  Les parties pertinentes en l’espèce de l’article 14 de la loi no 3402 du 3 juillet 1987 relative au cadastre sont ainsi libellées :
« (...) le titre d’un bien immobilier non inscrit au registre foncier (...) ayant une surface totale allant jusqu’à 40 000 m² en terrain humide et jusqu’à 100 000 m² en terrain aride est inscrit au nom de celui qui prouve, au moyen de documents, d’expertises ou de déclarations de témoins, l’avoir possédé, à titre de propriétaire, de manière ininterrompue pendant plus de vingt ans.
(...)
Pour qu’une partie d’un bien immobilier ne relevant pas du champ d’application du paragraphe précédent puisse être inscrite au nom de son possesseur, il est nécessaire que la possession constatée conformément au paragraphe 1 soit également fondée sur l’un des documents suivants :
1. registres fiscaux datés du 31 décembre 1981 ou antérieurs (...). »
26.  Par ailleurs, plusieurs dispositions législatives excluent la possibilité d’acquérir certains types de biens par voie d’usucapion. Les forêts ou les biens dédiés à l’usage commun échappent ainsi à la prescription acquisitive.
GRIEFS
27.  Dans sa lettre du 18 août 2011, se référant aux arrêts rendus le 10 mai 2011 par la Cour de cassation, la fondation requérante dénonce une violation des articles 6 et 13 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1.
28.  Dans son formulaire de requête présenté à la Cour le 13 mars 2012, elle se plaint que les décisions des juridictions nationales ont eu pour effet de porter atteinte à son droit au respect de ses biens reconnu par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. À ses yeux, l’inscription de ses biens au nom du Trésor public équivalait à une expropriation.
29.  Par ailleurs, sur le terrain des articles 6 et 13 de la Convention, toujours dans son formulaire de requête présenté à la Cour le 13 mars 2012, elle allègue que la Cour de cassation a violé le principe du juge naturel car elle aurait agi ultra vires, outrepassé son pouvoir et agi de façon contraire à la loi. Elle soutient également que la Cour de cassation a enfreint son droit à être entendue car cette juridiction aurait ordonné au tribunal du cadastre de recueillir des documents supplémentaires qui n’ont, selon elle, pas été pris en compte lors de la procédure initiale, et n’aurait pas donné aux parties la possibilité de présenter leurs observations. Enfin, la fondation requérante se plaint que son droit à un procès équitable a été violé en raison de l’appréciation arbitraire des faits par les juridictions nationales au motif que celles-ci se sont fondées sur les conclusions d’un rapport dressé par un agent public qui n’était, selon elle, ni objectif ni scientifique.
EN DROIT
A.  Sur le grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention
30.  La fondation requérante invoque une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, dans sa partie pertinente, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. (...) »
31.  Le Gouvernement excipe pour sa part du non-respect du non-épuisement des voies de recours internes. Il invite également la Cour à rejeter ce grief pour incompatibilité ratione materiae.
32.  La Cour estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner en l’espèce la question de savoir si la requérante a satisfait à la condition relative à l’épuisement des voies de recours internes, ce grief étant en tout état de cause irrecevable pour les motifs indiqués ci-dessous.
33.  La fondation requérante soutient avoir introduit devant le tribunal compétent des recours tendant à l’inscription de ses biens immobiliers au registre foncier à son nom. Elle avance qu’elle possédait lesdits biens depuis plusieurs siècles et qu’elle pouvait ainsi légitimement espérer obtenir gain de cause, de sorte que, selon elle, la deuxième phrase de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention était bien applicable en l’affaire. À ses yeux, l’inscription de ces biens au nom du Trésor constitue une privation de propriété. À cet égard, elle dit avoir indiqué que lesdits biens faisaient partie de son patrimoine dans sa déclaration de 1935 et allègue que ce document équivaut à un titre de propriété en droit turc. Elle se réfère à cet égard à la jurisprudence de la Cour en la matière (Fener Rum Erkek Lisesi Vakfı c. Turquie (no 34478/97, 9 janvier 2007), Fener Rum Patrikliği (Patriarcat œcuménique) c. Turquie, no 14340/05, 8 juillet 2008, Samatya Surp Kevork Ermeni Kilisesi, Mektebi ve Mezarlığı Vakfı Yönetim Kurulu c. Turquie, no 1480/03, 16 décembre 2008, et Yedikule Surp Pırgiç Ermeni Hastanesi Vakfı c. Turquie (no 2), no 36165/02, 16 décembre 2008) où, selon elle, il était considéré que la mainmise de l’État sur des propriétés constituait une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. À ses yeux, il ressort par ailleurs de la jurisprudence des tribunaux internes et de celle de la Cour que la mention par les fondations de biens immobiliers dans leurs déclarations suffisait pour conclure que lesdits biens appartenaient aux fondations en question.
34.  La fondation requérante soutient de toute manière avoir possédé lesdits biens sans interruption depuis des siècles. Selon elle, les preuves présentées à l’appui de ses actions, en particulier les quittances des taxes foncières et les déclarations des experts locaux, étaient suffisantes pour établir sa qualité de propriétaire prima facie des biens en question.
35.  En outre, pour la fondation requérante, la conclusion des tribunaux internes selon laquelle les biens en question faisaient partie du domaine forestier était manifestement erronée. La fondation requérante attire l’attention de la Cour sur les constats faits par le juge ayant effectué la visite sur les lieux le 4 avril 2009 : elle indique que celui-ci a constaté que les terrains étaient cultivés et qu’il n’y poussait que de rares chênes de deux à trois mètres de haut. Elle ajoute que ces terrains étaient entourés de murs.
36.  La fondation requérante critique également la manière dont les affaires ont été traitées en droit interne. Elle indique que le tribunal de première instance a rejeté ses actions en considérant qu’elle ne pouvait acquérir le titre de propriété des terrains en question par voie de prescription acquisitive au motif que ces derniers faisaient partie du domaine forestier. Selon elle, l’affaire a pris une tournure inattendue devant la Cour de cassation, qui a confirmé les jugements rendus en première instance en se référant à l’article 14 de la loi sur le cadastre. La fondation requérante allègue que, d’après la Cour de cassation, les tribunaux de première instance étaient fondés à conclure que les conditions énumérées à l’article 14 de la loi no 3402 n’étaient pas réunies. Elle considère que cette conclusion était erronée et qu’elle ne tenait pas compte des exceptions prévues dans cette disposition, arguant avoir soumis tant aux juridictions nationales qu’à la Cour les registres fiscaux relatifs à la période antérieure au 31 décembre 1981. Elle ajoute que, dans ses arrêts, la Cour de cassation s’est substituée aux tribunaux de première instance en se fondant sur des documents obtenus d’office et sans demander l’avis des parties.
37.  Par conséquent, aux yeux de la fondation requérante, ce n’est que par une appréciation arbitraire de la législation pertinente et des preuves en présence que les tribunaux ont choisi de s’appuyer sur les expertises forestières pour la débouter de ses actions.
38.  Le Gouvernement allègue que la fondation requérante, en tant que partie demanderesse, ne s’est pas acquittée de la charge de la preuve lui incombant et n’a prouvé son droit de propriété sur les terrains litigieux. Selon lui, les éléments de preuve présentés par la fondation requérante ne sauraient suffire à établir une possession ou un droit de propriété. Se référant aux principes de la jurisprudence de la Cour, le Gouvernement soutient que les griefs de la fondation requérante sont manifestement mal fondés car l’intéressée ne pouvait selon lui se prévaloir d’avoir disposé de « biens actuels ». Il ajoute qu’elle n’avait pas davantage d’« espérance légitime » de voir ses recours aboutir.
39.  La Cour rappelle qu’un requérant ne peut alléguer une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention que dans la mesure où les décisions qu’il incrimine se rapportent à ses « biens » au sens de cette disposition (Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 35, CEDH 2004‑IX). La notion de « biens » peut recouvrir tant des « biens actuels » que des créances suffisamment établies pour être considérées comme des « valeurs patrimoniales » (ibidem). Lorsque l’intérêt patrimonial concerné est de l’ordre de la créance, il ne peut être considéré comme une « valeur patrimoniale » que lorsqu’il a une base suffisante en droit interne, par exemple lorsqu’il est confirmé par une jurisprudence constante des tribunaux internes, c’est-à-dire lorsque la créance est suffisamment établie pour être exigible (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 142, 20 mars 2018).
40.  La Cour a également mentionné les créances pour lesquelles un requérant peut prétendre avoir au moins une « espérance légitime » de les voir se concrétiser, c’est-à-dire d’obtenir la jouissance effective d’un droit de propriété (voir, entre autres, Gratzinger et Gratzingerova c. République tchèque (déc.) [GC], no 39794/98, § 69, CEDH 2002‑VII, et Kopecký, précité, § 35). Toutefois, une espérance légitime n’a pas d’existence indépendante : elle doit être rattachée à un intérêt patrimonial pour lequel il existe une base juridique suffisante en droit national (idem, §§ 45-53).
41.  D’emblée, la Cour observe que la présente espèce se distingue des affaires précitées de la fondation requérante (paragraphe 33 ci-dessus), où la controverse portait sur l’annulation judiciaire définitive, après leur acquisition légale, des titres de propriété des fondations ou entités appartenant aux minorités religieuses. Or elle note que la fondation requérante n’était pas propriétaire du terrain litigieux mais qu’elle disait avoir possédé ce terrain pendant des siècles. Autrement dit, l’intéressée ne disposait pas d’un titre de propriété, titre qui aurait à lui seul constitué la preuve incontestable de l’existence d’un droit de propriété (Rimer et autres c. Turquie, no 18257/04, § 36, 10 mars 2009). Par ailleurs, il ne ressort pas des jugements des tribunaux internes que la thèse de la fondation requérante selon laquelle les biens litigieux figuraient dans sa déclaration de 1935 ait été retenue. En effet, même s’il était effectivement mentionné dans cette déclaration un certain nombre de terrains, il convenait, au plan national, d’établir si les biens litigieux correspondaient à ceux cités dans ladite déclaration.
42.  À cet égard, la Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ne garantit pas le droit d’acquérir des biens (J.A. Pye (Oxford) Ltd et J.A. Pye (Oxford) Land Ltd c. Royaume-Uni [GC], no 44302/02, § 61, CEDH 2007‑III). Par conséquent, la question qui se pose est celle de savoir si les prétentions de la fondation requérante à être déclarée propriétaire des biens en question avait une base suffisante en droit national pour être qualifiées de « valeurs patrimoniales » et donc de « biens » protégés par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (Radomilja et autres, précité, § 144).
43.  Dans la procédure devant la Cour, la fondation requérante soutient que ses prétentions avaient une base suffisante en droit national et conteste certains constats factuels des juridictions internes.
44.  Par ailleurs, la Cour observe que, comme indiqué ci-dessus, même si, selon la fondation requérante, les biens litigieux figuraient dans sa déclaration de 1935, qui vaut titre de propriété en droit turc, cette thèse n’a pas été retenue par les juridictions nationales.
45.  À cet égard, elle note que, dans un premier temps, le tribunal du cadastre, par deux jugements rendus le 24 juin 2009, a conclu que la fondation requérante ne pouvait acquérir le titre de propriété des biens en question par voie de prescription acquisitive, au motif que ces derniers faisaient partie du domaine forestier. À cet égard, la Cour rappelle sa jurisprudence établie en la matière selon laquelle même si un requérant a une possession continue d’un terrain situé dans une zone forestière, son espérance de pouvoir continuer à jouir de ce bien n’a pas une base légale suffisante en droit interne. En effet, le domaine public forestier étant, selon la législation nationale, non seulement inaliénable mais aussi imprescriptible, l’écoulement d’un laps de temps, aussi long soit-il, ne peut avoir aucune conséquence juridique en droit interne (Kadir Gündüz c. Turquie, no 50253/99 (déc.), 18 octobre 2007, Nane et autres c. Turquie, no 41192/04, §§ 25-28, 24 novembre 2009, et Bölükbaş et autres c. Turquie, no 29799/02, § 26, 9 février 2010, et Usta c. Turquie (déc.), no 32212/11, 27 novembre 2012).
46.  Quant au motif selon lequel la fondation requérante ne remplissait pas les conditions de la prescription acquisitive au sens de l’article 14 de la loi sur le cadastre, la Cour ne voit rien d’arbitraire ou de manifestement déraisonnable dans l’appréciation des tribunaux internes. Elle relève en effet que le tribunal du cadastre et la Cour de cassation ont examiné un certain nombre de documents présentés par les parties ou recueillis d’office et ont conclu que les conditions d’acquisition de la propriété par voie de possession n’étaient pas réunies. Sur ce point, elle constate que la présente espèce ne diffère guère de l’affaire Bozcaada Kimisis Teodoku Rum Ortodoks Kilisesi Vakfı c. Turquie ((déc.), nos 22522/03, 28903/03, 28904/03, 28906/03, 28907/03, 28908/03, 28909/03 et 28910/03, 9 décembre 2008), dans laquelle elle a rejeté des griefs analogues, estimant que la requérante ne pouvait être considérée comme ayant montré qu’elle était titulaire d’une créance suffisamment établie pour être exigible et qu’elle ne pouvait donc se prévaloir de l’existence de « biens » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. La Cour n’aperçoit aucune raison de s’écarter de ces conclusions dans la présente affaire.
47.  La Cour observe par ailleurs que la fondation requérante critique également la manière dont les affaires ont été traitées en droit interne. En effet, alors que le rejet des demandes de l’intéressée était fondé sur l’appréciation du tribunal de première instance qui s’était lui-même fondé sur la législation relative aux forêts, la Cour de cassation, dans ses arrêts de confirmation, s’est référée non seulement à la législation précitée, mais aussi à l’article 14 de la loi sur le cadastre, qui précisait les conditions de la prescription acquisitive. D’après la Cour de cassation, les tribunaux de première instance étaient fondés à conclure que les conditions énumérées à l’article 14 de la loi no 3402 n’étaient pas réunies. À cet égard, la fondation requérante dénonce notamment une application erronée des dispositions légales et le fait que la Cour de cassation s’est appuyée sur des éléments de preuve obtenus d’office et qui n’ont pas été communiqués aux parties.
48.  Tout d’abord, pour ce qui est des arguments tirés par la fondation requérante d’une mauvaise application par les juridictions nationales du droit interne pertinent en l’espèce, la Cour rappelle que le pouvoir qu’elle a de contrôler le respect du droit interne est limité. C’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, qu’il incombe d’interpréter et d’appliquer le droit interne, même dans les domaines où la Convention s’en « approprie » les normes : par la force des choses, lesdites autorités sont spécialement qualifiées pour trancher les questions surgissant à cet égard. C’est d’autant plus vrai lorsque sont en cause, comme en l’espèce, de difficiles questions d’interprétation du droit national. Sauf si l’interprétation retenue est arbitraire ou manifestement déraisonnable, la tâche de la Cour se limite à déterminer si ses effets sont compatibles avec la Convention. C’est pour cette raison que la Cour a jugé que, en principe, un requérant ne peut passer pour jouir d’une créance suffisamment certaine s’analysant en une « valeur patrimoniale » aux fins de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention lorsqu’il y a controverse sur la façon dont le droit interne doit être interprété et appliqué et que la question du respect par lui des prescriptions légales appelle une décision de justice (Radomilja et autres, précité, § 149, et les arrêts et décisions qui y sont cités).
49.  Quant au restant des arguments de la requérante, qui se rapportent à des questions de fait, la Cour rappelle que, sensible à la nature subsidiaire de sa mission, elle ne peut sans de bonnes raisons assumer le rôle de juge du fait de première instance, à moins que cela ne soit rendu inévitable par les circonstances de l’affaire dont elle se trouve saisie. Il n’entre pas dans ses attributions de substituer sa propre vision des faits à celle des tribunaux internes, auxquels il appartient en principe de peser les données recueillies par eux. Si les constats de ces tribunaux ne lient pas la Cour, celle-ci ne s’écartera normalement de leurs constatations de fait que si elle est en possession de données convaincantes à cet effet (Radomilja et autres, précité, § 150). Or tel n’est pas le cas en l’espèce.
50.  S’agissant des griefs de la fondation requérante concernant la manière dont les juridictions nationales ont jugé son affaire, la Cour est d’avis que, en l’espèce, ceux-ci portent davantage sur les différents aspects de l’équité de la procédure au sens de l’article 6 de la Convention. Par conséquent et à la lumière de ce qui précède, elle estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner l’affaire sur le terrain des exigences procédurales qu’elle a dégagées dans le cadre de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (voir, par exemple, Hentrich c. France, 22 septembre 1994, § 49, série A no 296-A, Jokela c. Finlande, no 28856/95, § 45, CEDH 2002‑IV, et Zehentner c. Autriche, no 20082/02, § 73, 16 juillet 2009).
51.  La Cour en conclut que les prétentions de la fondation requérante à être reconnue propriétaire des terrains en question n’avaient pas une base suffisante en droit interne pour être qualifiées de « biens » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Les garanties offertes par cette disposition ne s’appliquent donc pas en l’espèce (Radomilja et autres, précité, § 151 ; voir aussi Bozcaada Kimisis Teodoku Rum Ortodoks Kilisesi Vakfı, décision précitée). Il s’ensuit que le grief de la fondation requérante est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 § 4.
B.  Sur les griefs tirés des articles 6 et 13 de la Convention
52.  Dans sa lettre du 18 août 2011, la fondation requérante se plaint d’une violation des articles 6 et 13 de la Convention. Dans son courrier du 12 mars 2012, elle allègue que la Cour de cassation a violé le principe du juge naturel car elle aurait agi ultra vires, outrepassé son pouvoir et agi de façon contraire à la loi. De même, elle soutient que la Cour de cassation a enfreint son droit à être entendue en ordonnant au tribunal du cadastre de recueillir des documents supplémentaires qui n’auraient pas été pris en compte lors de la procédure initiale et en privant les parties de la possibilité de présenter leurs observations. Enfin, elle argue que son droit à un procès équitable a été violé car les juridictions nationales auraient procédé à une appréciation arbitraire des faits en se fondant sur les conclusions d’un rapport dressé par un agent public, rapport qui n’était selon elle ni objectif ni scientifique.
53.  Le Gouvernement soutient que la fondation requérante, bien qu’ayant invoqué l’article 6 de la Convention dans son formulaire de requête, n’a pas formulé de grief concernant le principe de la procédure contradictoire ou l’égalité des armes. Par ailleurs, il expose que la fondation requérante n’a indiqué ni lors de la procédure interne ni lors de celle devant la Cour que les documents recueillis par la Cour de cassation ne lui avaient pas été communiqués. De même, il indique que l’intéressée n’a pas soutenu que les arrêts de la Cour de cassation étaient imprévisibles pour elle. Le Gouvernement conclut que la fondation requérante n’a formulé aucun grief concernant l’article 6 de la Convention. En conséquence, il estime que la Cour n’est pas habilitée à examiner la requête au regard de l’article 6 de la Convention.
54.  La fondation requérante conteste cette thèse.
55.  La Cour estime qu’il est nécessaire de se pencher d’emblée sur la question de savoir si les griefs tirés des dispositions susmentionnées ont été présentés dans le délai de six mois suivant la décision interne définitive au sens de l’article 35 § 1 de la Convention. Elle rappelle à cet égard avoir déjà considéré qu’il s’agit d’une règle d’ordre public et que, par conséquent, elle a compétence pour l’appliquer d’office, même si le Gouvernement n’en a pas excipé (Sabri Güneş c. Turquie [GC], no 27396/06, § 29, 29 juin 2012).
56.  Elle rappelle également que, aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes et dans un délai de six mois à partir de la date de la décision interne définitive. Selon la pratique de la Cour en vigueur à la date d’introduction de la présente requête, le cours du délai de six mois était interrompu par la première lettre du requérant exposant – même sommairement – l’objet de la requête (voir, parmi d’autres, Griechische Kirchengemeinde München und Bayern E.V. c. Allemagne (déc.), no 52336/99, 18 septembre 2007), à moins que cette lettre ne soit suivie d’une longue période avant que la requête soit complétée (Buscarini et autres c. Saint-Marin [GC], no 24645/94, § 23, CEDH 1999‑I). À cet effet, le requérant devait toutefois avoir donné des indications quant à la base factuelle et à la nature de la violation alléguée de la Convention (voir, mutatis mutandis, İnci et autres c. Turquie (déc.), no 60666/10, 10 mars 2015).
57.  Par ailleurs, il ressort du libellé de l’article 34 de la Convention qu’une « prétention » ou un grief sur le terrain de la Convention comporte deux éléments, à savoir des allégations factuelles et les arguments juridiques qui en sont tirés (en ce sens que l’action ou omission en question emporte « violation par l’une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses Protocoles »). Ces deux éléments sont imbriqués puisque les faits dénoncés doivent être interprétés à la lumière des arguments juridiques avancés, et vice versa (Radomilja et autres, précité, § 110).
58.  En l’espèce, la Cour observe que le représentant de la fondation requérante a envoyé une première lettre datée du 18 août 2011, qu’elle a reçue le 23 août 2011, soit bien avant l’expiration du délai de six mois prévu à l’article 35 § 1 de la Convention. Dans ce courrier, le représentant de la fondation requérante s’est contenté d’indiquer qu’il y avait eu violation des articles 6 et 13 de la Convention et que les détails y relatifs seraient exposés séparément. La Cour constate cependant que la lettre du 18 août 2011 ne contenait aucune description, fût-elle succincte, des griefs soulevés au regard des articles 6 et 13 de la Convention. En se bornant à se référer aux décisions des juridictions turques, le représentant de la fondation requérante n’a pas indiqué de manière suffisante l’objet de ses griefs tirés des dispositions invoquées devant la Cour. Par conséquent, ladite lettre n’a pas interrompu le délai de six mois pour la présentation de ces griefs. En effet, selon la jurisprudence constante de la Cour, le simple fait qu’un requérant invoque l’article 6 de la Convention dans sa requête ne vaut pas invocation de tous les griefs ultérieurs formulés en application de cette disposition lorsqu’aucune indication n’a été donnée à l’origine quant à la base factuelle et à la nature de la violation alléguée (voir, mutatis mutandis, Allan c. Royaume‑Uni (déc.), no 48539/99, 28 août 2001). Il convient de constater que le représentant de la fondation requérante n’a fourni ces explications que par un courrier adressé le 12 mars 2012, reçu par la Cour le 14 mars 2012, soit plus de six mois après la décision interne définitive signifiée le 25 mai 2011.
59.  Il s’ensuit que ces griefs sont tardifs et qu’ils doivent être rejetés, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Fait en français puis communiqué par écrit le 9 mai 2019.
Hasan BakırcıRobert Spano
Greffier adjointPrésident

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