EZER ET AUTRES c. TURQUIE
Karar Dilini Çevir:
EZER ET AUTRES c. TURQUIE

 
 
 
 
DEUXIÈME SECTION
DÉCISION
Requête no 55882/07
Nadire EZER contre la Turquie
et 2 autres requêtes
(voir liste en annexe)
 
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant le 30 avril 2019 en un comité composé de :
Julia Laffranque, présidente,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Arnfinn Bårdsen, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,
Vu les requêtes susmentionnées introduites le 17 décembre 2007,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par les requérantes,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
1.  La liste des requérantes, qui sont de nationalité turque, figure en annexe. Elles ont été représentées par Me H. Sönmez, avocat à Istanbul.
2.  Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
A.  La procédure en contestation de propriété
3.  Par une décision du 29 septembre 1969, le tribunal de grande instance de Bozova (« le TGI ») ordonna, à la demande des consorts Hatipoğlu, parmi lesquels figurait le père des requérantes, la réunion de soixante-deux parcelles cadastrales appartenant à ceux-ci. Pour ce faire, le TGI, qui avait par ailleurs procédé à une visite des lieux, releva que les demandeurs disposaient de titres de propriété datant de 1942, 1946, 1947 et 1962 relatifs aux soixante‑deux biens dont ils sollicitaient la réunion.
4.  Le Trésor public participa à cette procédure en tant que défendeur.
5.  Le 3 juin 1970, soutenant que la réunion des parcelles ordonnée par le TGI couvrait également une partie de ses terres et contestant ainsi les limites établies par le titre de 1969, un certain A.A. saisit le TGI d’une action dirigée contre les consorts Hatipoğlu visant à l’annulation de la décision du 29 septembre 1969 et à la cessation de l’occupation alléguée de ses biens.
6.  Le 28 avril 1975, le TGI se déclara incompétent, en application d’un changement législatif, et l’affaire fut attribuée au tribunal du cadastre de Bozova.
7.  La même année, les terrains en cause furent soumis à des travaux de cadastrage et divisés en vingt nouvelles parcelles. Les procès-verbaux, qui désignaient les consorts Hatipoğlu comme propriétaires, firent l’objet de recours en contestation, lesquels furent joints à la procédure contentieuse en cours.
8.  À la suite du décès de leur père, les requérantes poursuivirent la procédure en tant qu’héritières en décembre 1982.
9.  Le 29 septembre 1981, un certain M.G. se joignit à la procédure, en contestant la limite de propriété de quinze des parcelles litigieuses.
10.  Le 14 juin 1988, M.G. renonça à une partie de ses prétentions et limita ses revendications à quatre des parcelles en cause.
11.  Le 7 février 1991, A.A. renonça à l’ensemble de ses revendications et se désista de l’instance.
12.  En 1994, le Trésor public se joignit à la procédure, en demandant que les zones ne relevant pas de la propriété des parties lui fussent attribuées.
13.  En 2005, plusieurs personnes portant le même nom de famille que A.A. demandèrent à se joindre à la procédure, aux côtés de M.G., avec le statut d’intervenant volontaire accessoire.
14.  L’affaire semblait toujours pendante devant les juridictions nationales à la date des derniers échanges avec le greffe de la Cour, à savoir le 15 décembre 2015.
15.  D’après une note (dosya inceleme tutanağı) établie par un procureur de Bozova à la demande du ministère de la Justice, trente-quatre juges s’étaient succédé dans les audiences de cette affaire jusqu’en 2009, et, par ailleurs, entre mai 2001 et avril 2005, le TGI avait décidé à treize reprises de procéder à une visite des lieux mais n’avait fait suivre d’effets aucune de ses ordonnances. Selon le procureur, la durée de la procédure, qui avait déjà atteint trente-neuf ans en 2009, ne pouvait passer pour raisonnable.
B.  Les procédures administratives relatives aux subventions agricoles
16.  En 2004 et 2005, les requérantes présentèrent à l’administration compétente des demandes de subventions agricoles, en l’occurrence la prime de « soutien direct du revenu » (doğrudan destek primi).
17.  L’administration rejeta ces demandes au motif qu’il y avait un contentieux en cours devant le tribunal du cadastre de Bozova au sujet de la propriété des terrains agricoles pour lesquels les subventions étaient demandées et que les intéressées ne pouvaient bénéficier des aides sollicitées tant que ce contentieux n’était pas achevé.
18.  Les requérantes contestèrent ces décisions devant le tribunal administratif de Gaziantep. Au cours de la procédure, elles firent notamment valoir que le contentieux ne concernait en réalité que quatre parcelles, en raison du désistement de A.A. et de M.G., et présentèrent à cet égard un document émanant du TGI. Par ailleurs, elles soulignèrent qu’en vertu du code de procédure civile, le désistement produisait les mêmes effets qu’un jugement définitif.
19.  Par un jugement du 17 juin 2008, le tribunal administratif fit droit aux recours des requérantes et annula les décisions administratives attaquées. Il estima que, dès lors que les requérantes disposaient de titres et qu’elles avaient démontré qu’elles cultivaient les terres en question, l’existence d’un contentieux relatif à la propriété ne faisait pas obstacle au versement de subventions.
20.  Le 31 décembre 2008, le Conseil d’État annula ce jugement, estimant que les décisions administratives attaquées ne méconnaissaient pas le droit.
21.  Par ailleurs, le 30 juin 2009, le tribunal administratif de Gaziantep rejeta les recours intentés contre le refus de l’administration de faire droit aux demandes présentées par les requérantes pour obtenir la prime de « soutien direct du revenu » pour l’année 2006 ainsi que d’autres recours que les requérantes avaient introduits pour se voir octroyer les subventions à la production de coton et la subvention de carburant pour les années 2005 et 2006.
C.  L’expropriation partielle
22.  En 2005, quatre des parcelles litigieuses furent partiellement expropriées pour permettre la mise en place d’équipements pétroliers.
23.  Les tribunaux saisis (première et deuxième chambres du tribunal de grande instance de Şanlıurfa) dans le cadre de la procédure d’expropriation fixèrent les montants des indemnités et ordonnèrent leur versement sur un compte rémunéré. Ces sommes étaient destinées à être versées aux personnes qui, à l’issue de la procédure menée devant le tribunal du cadastre, seraient désignées comme propriétaires des parcelles.
GRIEFS
24.  Invoquant l’article 6 de la Convention, les requérantes se plaignent de la durée de la procédure. Invoquant en outre l’article 1 du Protocole no 1, elles soutiennent que les atteintes portées à la disponibilité des biens en cause constituent une violation de leur droit de propriété.
EN DROIT
A.  Sur la jonction des affaires
25.  La Cour constate que les trois requêtes sont similaires quant aux faits, aux griefs et aux problèmes de fond qu’elles soulèvent. En conséquence, elle juge approprié de les joindre, en vertu de l’article 42 § 1 de son règlement.
B.  Sur la violation alléguée de l’article 6 de la Convention
26.  Les requérantes soutiennent que la durée de la procédure a violé leur droit à un procès équitable au sens de l’article 6 de la Convention.
27.  Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité tirée du non-exercice du recours en indemnisation instauré par la loi no 6384.
28.  Les requérantes ne se prononcent pas sur ce point.
29.  La Cour rappelle, à l’instar du Gouvernement, qu’un nouveau recours en indemnisation a été instauré en Turquie à la suite de l’application de la procédure d’arrêt pilote dans l’affaire Ümmühan Kaplan c. Turquie (no 24240/07, 20 mars 2012). Elle rappelle également que, par la suite, dans sa décision Turgut et autres c. Turquie ((déc.), no 4860/09, 26 mars 2013), elle a déclaré irrecevable une requête relative à une affaire où la commission d’indemnisation n’avait pas été saisie, pour non-épuisement des voies de recours internes. Pour ce faire, elle a considéré, notamment, que le recours nouvellement institué était, a priori, accessible et susceptible d’offrir des perspectives raisonnables de redressement pour les griefs relatifs à la durée de la procédure.
30.  Eu égard à l’exception préliminaire du Gouvernement concernant le défaut allégué des requérantes de faire usage du recours instauré par la loi no 6384, la Cour réitère la conclusion à laquelle elle est parvenue dans l’affaire Turgut et autres (décision précitée).
31.  Elle conclut dès lors que le grief doit être rejeté pour non‑épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
C.  Sur la violation alléguée de l’article 1 du Protocole no 1
1.  Thèses des parties
32.  Les requérantes allèguent être victimes d’une violation de leur droit au respect de leurs biens tel que prévu par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
33.  Elles soutiennent qu’elles ne peuvent faire un usage normal de leur bien et jouir de tous les attributs du droit de propriété en raison de la procédure pendante : elles dénoncent à cet égard plusieurs atteintes à leur droit au respect de leurs biens.
34.  Tout d’abord, elles se plaignent de ne pas pouvoir bénéficier des aides et subventions auxquelles elles auraient normalement droit en raison de leurs activités agricoles. Elles affirment que le seul motif de rejet de leurs demandes de subventions est l’existence d’un contentieux cadastral.
35.  Ensuite, elles précisent qu’elles ne peuvent bénéficier des indemnités versées à la suite de l’expropriation d’une partie des terrains litigieux.
36.  Enfin, elles avancent que, tant que la procédure n’est pas achevée, elles ne peuvent vendre tout ou partie du bien en question alors qu’elles souhaiteraient le faire pour changer d’activité.
37.  Compte tenu de la durée manifestement excessive à leurs yeux des atteintes ainsi dénoncées par elles, les requérantes estiment que leur droit au respect de leurs biens a été méconnu.
38.  Le Gouvernement rétorque que les titres des biens litigieux n’ont pas cessé d’être immatriculés au registre comme propriété des requérantes.
39.  Il précise que les requérantes continuent à utiliser et cultiver leur bien, comme l’attestent les demandes de subventions présentées par les intéressées au ministère de l’Agriculture.
40.  Aux yeux du Gouvernement, il n’y a aucune ingérence dans le droit des requérantes au respect de leurs biens.
41.  Le Gouvernement indique en outre que la déclaration reconnaissant le droit de recours individuel a été déposée par la République de Turquie le 28 janvier 1987 ; il estime par conséquent que la Cour ne peut examiner la partie du grief touchant à des faits antérieurs à cette date.
42.  Les requérantes ne répondent pas à cette exception.
2.  Appréciation de la Cour
43.  La Cour observe que les requérantes étaient titulaires de titres de propriété régulièrement immatriculés au registre foncier datant de 1942, 1946, 1947 et 1962 et que les terrains correspondant à ces titres ont été unifiés sous un seul et même titre sur décision judiciaire (voir paragraphe 3 ci-dessus).
44.  Elle relève qu’en droit turc un titre inscrit au registre foncier constitue la preuve irréfutable de l’existence d’un droit de propriété sur un bien immeuble (Doğancan c. Turquie (déc.), no 17934/10, 15 octobre 2013, et Sarısoy et autres c. Turquie (déc.), no 21303/07, 14 octobre 2014).
45.  Elle constate néanmoins que les requérantes n’ont pas été en mesure de faire usage de toutes les prérogatives qui sont normalement attachées au droit de propriété immobilière en raison du contentieux qui a été initié pour contester leur droits sur le bien.
46.  Même si le contentieux en question ne portait initialement que sur une partie seulement des parcelles et ne visait pas à contester le principe de la propriété des requérantes sur la totalité des parcelles, mais seulement les limites des terrains en cause, c’est l’ensemble des biens qui a fait l’objet des restrictions dénoncées.
47.  La Cour observe que si les requérantes demeurent, pour le moment, propriétaires de l’ensemble des biens en cause, l’existence du contentieux sur la propriété desdits biens a sans doute réduit les chances des intéressées de vendre tout ou partie de leur propriété aux conditions normales du marché (voir, mutatis mutandis, Hakan Arı c. Turquie, no 13331/07, § 44, 11 janvier 2011).
48.  Elle constate en outre que, si les requérantes ont pu poursuivre leurs activités agricoles sur leurs terres, elles n’ont pas pu bénéficier des aides et subventions publiques auxquelles semblent pouvoir prétendre les personnes exerçant de telles activités sur leurs biens.
49.  Par ailleurs, s’agissant de l’expropriation d’une partie du bien, la Cour note que les requérantes n’ont pas obtenu d’indemnité d’expropriation, que celle-ci attend sur un compte bancaire et qu’elle ne sera versée qu’à l’issue de la procédure relative à la propriété, à la partie qui aura été désignée comme propriétaire par le tribunal du cadastre de Bozova (paragraphe 23 ci-dessus).
50.  La Cour observe néanmoins que ces restrictions sont inhérentes à l’existence d’un contentieux sur la propriété. Pareil contentieux conduit inévitablement à réduire la disponibilité des biens en cause pendant toute la durée de la procédure. Une telle situation n’est pas en soi contraire aux droits au respect des biens.
51.  La Cour constate que ce ne sont pas tant les restrictions en elles-mêmes qui constituent l’atteinte dénoncée par les requérantes, mais plutôt leur durée, laquelle est liée à celle de la procédure.
52.  Sur ce point, la Cour rappelle néanmoins qu’en principe la durée d’une procédure relative au droit de propriété ne soulève pas, au regard du droit au respect des biens, de question distincte de celle du droit à un procès dans un délai raisonnable (voir, par exemple, Zanghì c. Italie, 19 février 1991, §§ 22-23, série A no 194‑C, Ezel Tosun c. Turquie, no 33379/02, §§ 25-28, 10 janvier 2006 concernant un contentieux du cadastre ayant durée plus de trente-deux ans et étant toujours pendante à la date de l’arrêt, Döndü Bilgiç c. Turquie, no 43948/02, §§ 18-19, 2 mars 2010 concernant une procédure en contestation du plan cadastral d’une durée d’environ quarante-neuf ans, ou encore, Özgen et autres c. Turquie, no 28925/03, §§ 39-42, 8 avril 2008).
53.  En l’espèce, tout comme dans les affaires susmentionnées, le grief tirée des restrictions apportées à la disponibilité du bien en raison de la procédure et de la durée de celle-ci est intimement lié au grief tiré du droit à un procès dans un délai raisonnable et ne soulève pas de question distincte.
54.  Dès lors, il n’y a pas lieu d’examiner séparément ni la recevabilité ni le bien fondé du grief (Yabansu et autres c. Turquie, no 43903/09, §§ 115-16, 12 novembre 2013).
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Décide de joindre les requêtes ;
Déclare le grief tiré de la durée de la procédure irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes ;
Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément ni la recevabilité ni le bien fondé des griefs tirés du droit au respect des biens.
Fait en français puis communiqué par écrit le 23 mai 2019.
Hasan BakırcıJulia Laffranque
Greffier adjointPrésidente


ANNEXE
 
No
Requête No
Requérant
Date de naissance
Lieu de résidence
1
55882/07
Nadire EZER
10/10/1942
Istanbul
2
56471/07
Miyesser SÜLEYMANOĞLU
13/05/1939
Istanbul
3
1780/08
Saime NİMETOĞLU
27/05/1948
Şanlıurfa
 

Full & Egal Universal Law Academy