EYE c. TURQUIE
Karar Dilini Çevir:
EYE c. TURQUIE

 
 
 
 
DEUXIÈME SECTION
DÉCISION
Requête no 52310/12
Çetin EYE
contre la Turquie
 
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant le 2 avril 2019 en un comité composé de :
Valeriu Griţco, président,
Ivana Jelić,
Darian Pavli, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 23 mai 2012,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par le requérant,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
1.  Le requérant, M. Çetin Eye, est un ressortissant turc né en 1984 et résidant à Adana. Il a été représenté devant la Cour par Me C. Tabak, avocat exerçant à Adana.
2.  Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
A.  Les circonstances de l’espèce
3.  Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
4.  Le 3 janvier 2008, le requérant et une autre personne furent arrêtés par la police en possession de vingt copies d’un périodique considéré comme faisant de la propagande en faveur d’une organisation illégale. Le lendemain, le requérant fut placé en détention provisoire.
5.  Le périodique en question, intitulé Yurtsever Gençlik, contenait des articles portant sur les actes et la stratégie du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, une organisation illégale armée), ainsi que sur la vie de ses membres. Les photographies de certains membres du PKK y étaient également reproduites.
À la page 8 du périodique était publiée une déclaration du HPG (une branche du PKK), qui se lisait comme suit :
« L’opération aérienne effectuée le 16 décembre 2007 par l’armée turque (...) a été contrée par la résistance efficace de nos batteries de défense aérienne (...) Les avions de guerre ont été repoussés avec héroïsme et détermination par nos guérilléros. Les avions, qui n’ont pas pu approcher les cibles militaires, ont alors attaqué des villages sans défense. (...) nous saluons nos guérilléros chargés des batteries de défense aérienne et les félicitons pour le courage et l’héroïsme dont ils ont fait preuve. »
Aux pages 30 à 34 du périodique était publiée une interview d’un commandant militaire du PKK, dont certains passages se lisaient comme suit :
« Il faut dire ceci : les guérilléros du Kurdistan sont les guérilléros les plus dévoués du monde (...) Ils ont vécu des difficultés inimaginables, fait des sacrifices impressionnants (...) Dans ce sens, la terre du Kurdistan n’a pas [eu raison des] guérilléros, les difficultés du Kurdistan n’ont pas [eu raison des] guérilléros, les guérilléros ont vaincu les difficultés du Kurdistan. »
« Je peux dire que la période de guerre de dix années, ou même de quelques années, m’a fait vivre un développement [auquel je n’aurais pas pu accéder au cours] d’une vie normale. La guerre m’a procuré une maturité, une conscience et une expérience qu’on ne peut connaître dans une vie civile ordinaire, [même] en un siècle. Elle développe une plus grande confiance en soi (...) Par exemple, tu peux tout faire partout, tu peux tout vivre (...) Elle développe chez l’individu une grande confiance en soi. Je me sens comme ça, du moins. C’est-à-dire, [après] l’immaturité et l’inexpérience du passé, [je sens que je suis] un guerrier plus mature (...) »
« Quand ils essaient de nous asphyxier au sud, (...) nos guérilléros avancent à l’intérieur de la Turquie, [des régions de] la Mer noire [ou de] la Méditerranée jusqu’à Kırıkkale. Maintenant, nos guérilléros frappent l’État turc en Turquie. »
« Même si c’est une vie étriquée, il ne faut pas penser que la vie de guérilléro est une vie [entièrement aride] comme [l’est] une vie militaire ordinaire. Beaucoup disent « la vie d’un guérilléro est [impétueuse] et poétique ». C’est effectivement le cas. Il s’agit d’une vie [impétueuse] avec ses difficultés, [suscitant] des émotions, des pensées, un intérêt pour les problèmes majeurs, la nature et les êtres humains. »
6.  Par un acte d’accusation du 18 janvier 2008, le procureur de la République d’Adana inculpa le requérant du chef de propagande en faveur d’une organisation terroriste. Il soutint à cet égard que le requérant avait distribué un périodique qui contenait des photographies et des articles faisant de la propagande en faveur du PKK ainsi que de ses membres et de son leader.
7.  Le 12 mai 2008, la cour d’assises d’Adana reconnut le requérant coupable de l’infraction reprochée et le condamna à une peine d’emprisonnement de dix mois en application de l’article 7 § 2 de la loi no 3713. Elle releva à cet égard que l’intéressé avait vendu et distribué des exemplaires d’un périodique dans lequel avaient été publiés des photographies et des articles faisant l’apologie du PKK et de ses membres et glorifiant leurs actes armés, et que ce périodique avait ainsi clairement fait de la propagande en faveur de cette organisation. Par ailleurs, elle ordonna la remise en liberté du requérant compte tenu de la période que celui-ci avait déjà passée en détention.
8.  Le 21 décembre 2011, la Cour de cassation confirma l’arrêt de la cour d’assises.
B.  Le droit interne pertinent
9.  L’article 7 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme, entrée en vigueur le 12 avril 1991, disposait ce qui suit :
« (...)
Quiconque apporte une assistance aux organisations mentionnées [à l’alinéa ci‑dessus] et fait de la propagande en leur faveur sera condamné à une peine de un à cinq ans d’emprisonnement ainsi qu’à une peine d’amende lourde de 50 millions à 100 millions de livres (...)
(...)
Lorsque les faits visés aux paragraphes ci-dessus sont commis par la voie des périodiques visés à l’article 3 de la loi no 5680 sur la presse, le propriétaire est également condamné à une amende égale à 90 % de la moyenne du chiffre des ventes du mois précédent si la fréquence de parution du périodique est inférieure à un mois (...) L’amende ne peut toutefois être inférieure à 100 millions de livres turques. Le rédacteur en chef du périodique est condamné à la moitié de la peine infligée au propriétaire et à une peine de six mois à deux ans d’emprisonnement. »
10.  Après avoir été modifié par la loi no 5532, entrée en vigueur le 18 juillet 2006, l’article 7 de la loi no 3713 se lisait ainsi :
« (...)
Quiconque fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste sera condamné à une peine de un à cinq ans d’emprisonnement. Lorsque cette infraction est commise par voie de presse et de publication, la peine est majorée de moitié. En outre, les propriétaires et les rédacteurs en chef des organes de presse et de publication qui n’ont pas participé à la commission de l’infraction sont également condamnés à une peine de 1 000 à 10 000 jours-amende. Le plafond de la peine est cependant de 5 000 jours-amende pour les rédacteurs en chef (...) »
11.  Depuis la modification opérée par la loi no 6459, entrée en vigueur le 30 avril 2013, cet article est ainsi libellé :
« (...)
Quiconque fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste en légitimant ou en faisant l’apologie des méthodes de contrainte, de violence ou de menace de pareilles organisations ou incite à l’utilisation de telles méthodes sera condamné à une peine de un à cinq ans d’emprisonnement. (...) »
GRIEFS
12.  Invoquant l’article 10 de la Convention, le requérant voit dans sa condamnation pénale une atteinte à sa liberté d’expression.
EN DROIT
13.  Invoquant l’article 10 de la Convention, le requérant allègue que la procédure pénale qui a été engagée à son encontre a constitué une atteinte à son droit à la liberté d’expression.
14.  Le Gouvernement soutient que, en l’espèce, l’ingérence litigieuse était prévue par l’article 7 § 2 de la loi no 3713 et poursuivait les buts légitimes de la protection de la sécurité nationale et de la sûreté publique, de la préservation de l’intégrité territoriale et de la prévention du crime. Il estime aussi que, eu égard au contenu du périodique, qui était, selon lui, de nature à approuver et à encourager des activités violentes, l’ingérence en cause était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée aux buts légitimes poursuivis.
15.  Le requérant conteste sa condamnation pénale, arguant que le périodique en question n’était pas interdit à l’époque des faits et qu’au moment de son arrestation il n’était pas au courant de son contenu. Il ajoute, en se référant à des exemplaires du périodique qui auraient été trouvés dans le sac de la personne qui l’accompagnait, ne pas avoir essayé d’en vendre.
16.  La Cour observe qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que la condamnation pénale du requérant constituait une ingérence dans le droit de celui-ci à la liberté d’expression, que cette ingérence était prévue par la loi, à savoir l’article 7 § 2 de la loi no 3713, et qu’elle poursuivait des buts légitimes au regard de l’article 10 § 2 de la Convention, en l’occurrence la protection de la sécurité nationale et de la sûreté publique, la préservation de l’intégrité territoriale et la prévention du crime.
17.  Quant à la nécessité de l’ingérence, elle rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans les arrêts Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, § 48, 29 mars 2016) et Faruk Temel c. Turquie (no 16853/05, §§ 53-57, 1er février 2011).
18.  En l’espèce, la Cour note que le requérant a été condamné pour avoir distribué et vendu des exemplaires d’un périodique. Elle observe d’emblée que l’intéressé n’apporte aucun élément pour étayer son allégation selon laquelle les faits reprochés n’étaient pas fondés. Elle observe ensuite que le périodique en question contenait, d’une manière générale, des écrits portant sur une organisation illégale armée, ses membres et son action. Elle relève en particulier que, aux pages 8 et 30 à 34, l’action d’une organisation illégale armée ainsi que la vie guerrière et les combats de ses membres étaient présentés dans des termes approbatifs et élogieux (paragraphe 5 ci‑dessus). Elle considère donc que le périodique litigieux contenait des passages qui constituaient une apologie de la violence (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 62, CEDH 1999‑IV, et Gerger c. Turquie [GC], no 24919/94, § 50, 8 juillet 1999).
19.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que l’ingérence litigieuse était compatible avec l’article 10 § 2 de la Convention et que, compte tenu de la période de quatre mois que le requérant a passée en prison en raison de son placement en détention, cette ingérence peut passer pour proportionnée aux buts légitimes visés.
20.  Partant, elle juge que la requête doit être déclarée irrecevable pour défaut manifeste de fondement, en application de l’article 35 § 3 a) et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Fait en français puis communiqué par écrit le 9 mai 2019.
Hasan BakırcıValeriu Griţco
Greffier adjointPrésident

Full & Egal Universal Law Academy