DURAK c. TURQUIE
Karar Dilini Çevir:
DURAK c. TURQUIE

 
 
DEUXIÈME SECTION
DÉCISION
Requête no 36105/17
Selim DURAK et Cazide DURAK
contre la Turquie
 
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant le 5 mars 2019 en un comité composé de :
Julia Laffranque, présidente,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Arnfinn Bårdsen, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 20 mars 2017,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par les requérants,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
1. Les requérants, M. Selim Durak et Mme Cazide Durak, sont des ressortissants turcs nés respectivement en 1958 et en 1972 et résidant à Van. Ils ont été représentés devant la Cour par Me H. Turğut, avocat exerçant à Van.
Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
2. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
3. Le 12 septembre 2011, la fille des requérants, Tuğba Durak, âgée de 15 ans, fut admise à l’hôpital Van Akdamar. Elle se plaignait de toux, fièvre, fatigue, maux de tête et courbatures.
4. Les médecins lui prescrivirent un traitement médicamenteux.
5. Le deuxième jour de son traitement, Tuğba Durak commença à voir flou. Elle fut transférée d’abord à l’hôpital YYÜ de Van puis à l’hôpital public Gazi à Ankara.
6. Le 16 septembre 2011, les ophtalmologues diagnostiquèrent un décollement rétinien exsudatif bilatéral.
7. Les soins prodigués ne permirent cependant pas d’améliorer la vue de Tuğba Durak, qui est désormais atteinte d’une baisse d’acuité visuelle bilatérale avancée.
8. Le 3 mai 2012, les requérants engagèrent une action en responsabilité contre le médecin G.O.G. et l’hôpital Van Akdamar devant le tribunal de grande instance de Van, alléguant que le personnel médical n’avait pas exercé correctement son métier et qu’il était à l’origine des graves séquelles affectant leur fille Tuğba Durak.
9. Après avoir entendu les parties, le tribunal ordonna une expertise médicale.
10. Un rapport fut établi par un collège d’experts de l’institut médicolégal de Van, composé de deux médecins légistes et d’un ophtalmologue.
11. Le collège d’experts rendit son rapport le 2 septembre 2013.
12. Ce rapport indiquait que les médicaments administrés à Tuğba Durak n’étaient pas à l’origine des séquelles en question, qu’au regard du tableau clinique la lésion oculaire était probablement due à une infection virale et que le personnel médical avait agi dans le respect de l’art médical en prescrivant le traitement prodigué à la patiente.
13. Jugeant ce rapport insuffisant, les requérants le contestèrent par l’intermédiaire de leur avocat et demandèrent au tribunal d’ordonner une contre-expertise.
14. Le 7 novembre 2013, le tribunal débouta les requérants de leur demande de contre-expertise au motif que le rapport d’expertise répondait suffisamment à la question de savoir si le personnel médical avait une responsabilité dans les faits dénoncés. Sur ce point, le juge estima, eu égard au rapport d’expertise du 2 septembre 2013 et aux éléments médicaux présents dans le dossier, que le personnel médical mis en cause n’était pas responsable des séquelles en question.
15. Les requérants formèrent un pourvoi contre ce jugement. Ils réitérèrent à cette occasion les critiques qu’ils avaient précédemment formulées à l’égard du rapport d’expertise, à leurs yeux insuffisant.
16. Leur recours fut rejeté par un arrêt du 18 février 2015. La Cour de cassation considéra, au regard des documents présents dans le dossier, que l’appréciation qui avait été faite par le tribunal de grande instance était « conforme au droit ».
17. Les requérants saisirent la Cour constitutionnelle d’un recours individuel.
18. Par un arrêt du 3 mars 2017, la Cour constitutionnelle rejeta la requête pour défaut manifeste de fondement. Elle indiqua que tous les documents versés au dossier avaient été notifiés aux parties et soumis à l’appréciation des tribunaux et que tous les arguments des parties avaient été pris en compte. Partant de ce constat, elle considéra que la cause des requérants avait été entendue équitablement. Par ailleurs, elle estima que le rapport d’expertise médicale du 2 septembre 2013 avait répondu à la question centrale du litige et que, en conséquence, la demande des requérants visant à obtenir une contre-expertise avait été rejetée par la juridiction de première instance sur la base d’une motivation raisonnable. En ce qui concerne l’allégation d’atteinte à l’intégrité physique de Tuğba Durak, la Cour constitutionnelle considéra que les éléments du dossier ne permettaient pas de parvenir au constat de négligence attribuable aux autorités hospitalières.
GRIEFS
19. Invoquant l’article 8 de la Convention, les requérants tiennent les autorités hospitalières pour responsables des séquelles ophtalmologiques dont souffrirait leur fille et ils estiment que le droit à l’intégrité physique de celle-ci n’a pas été protégé. Ils soutiennent en outre ne pas avoir disposé d’un recours effectif pour faire valoir leurs droits, affirmant que la procédure civile n’a pas été effective.
EN DROIT
20. Les requérants soutiennent que les circonstances de la cause ont emporté violation de l’article 8 de la Convention tant sous son volet matériel que sous son volet procédural.
21. Le Gouvernement combat cette thèse et estime que la requête est manifestement mal fondée.
22. Premièrement, s’agissant du volet matériel de l’article 8 de la Convention, la Cour rappelle que, bien que le droit à la santé ne figure pas en tant que tel parmi les droits garantis par la Convention ou ses Protocoles, il est bien établi que les Hautes Parties contractantes ont, parallèlement à leurs obligations positives sous l’angle de l’article 2 de la Convention, une obligation positive sous l’angle de son article 8 consistant, d’une part, à mettre en place une réglementation imposant aux hôpitaux publics et privés d’adopter des mesures appropriées pour protéger l’intégrité physique de leurs patients et, d’autre part, à mettre à la disposition des victimes de négligences médicales une procédure apte à leur procurer, le cas échéant, une indemnisation de leur dommage corporel (Jurica c. Croatie, no 30376/13, § 84, 2 mai 2017, et les références qui y figurent).
23. Elle rappelle également que les principes qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’article 2 de la Convention dans le domaine de la négligence médicale s’appliquent aussi sous l’angle de l’article 8 lorsqu’il est question d’atteintes à l’intégrité physique ne mettant pas en cause le droit à la vie (voir, entre autres, Codarcea c. Roumanie, no 31675/04, § 101, 2 juin 2009, Vasileva c. Bulgarie, no 23796/10, § 63, 17 mars 2016, et, pour les principes généraux, Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal [GC], no 56080/13, §§ 185-196, 19 décembre 2017).
24. En l’espèce, la Cour observe que la fille des requérants a été victime d’un décollement rétinien exsudatif bilatéral. Si les intéressés soutiennent que, dans les circonstances de la présente affaire, une erreur médicale et des manquements, imputables selon eux au service hospitalier, sont susceptibles d’engager directement la responsabilité de l’État sur le terrain de l’article 8 de la Convention, la Cour constate que, quelle que soit la réponse à apporter à cette question, les conclusions du collège d’experts de l’institut médicolégal de Van, composé de deux médecins légistes et d’un médecin spécialiste en ophtalmologie (paragraphe 12 ci-dessus), ainsi que celles des juridictions internes ne vont pas dans ce sens.
25. Elle rappelle qu’elle ne peut apprécier les circonstances soumises à son examen qu’au regard des informations et des moyens dont elle dispose. Il ne lui appartient pas de remettre en cause les conclusions des expertises établies en droit interne ni de se livrer à des conjectures, à partir des renseignements médicaux dont elle dispose, sur le caractère correct des conclusions auxquelles sont parvenus les experts (voir, parmi beaucoup d’autres, Tysiąc c. Pologne, no 5410/03, § 119, CEDH 2007‑I, Yardımcı c. Turquie, no 25266/05, § 59, 5 janvier 2010, et Aksoy c. Turquie (déc.), no 12370/10, 23 janvier 2018). De même, en l’espèce, elle ne peut se prononcer ni sur une éventuelle erreur de diagnostic des médecins ni sur l’adéquation de la prescription médicamenteuse à l’état de santé de la patiente, ces circonstances n’ayant pas été établies en droit interne.
26. Par conséquent, eu égard aux éléments dont elle dispose et, notamment, au fait que les conclusions auxquelles les tribunaux internes sont parvenus sur la base de la seule expertise du collège d’experts de l’institut médicolégal n’étaient ni arbitraires ni manifestement déraisonnables, la Cour conclut que les griefs soulevés par les requérants sur le terrain du volet matériel de l’article 8 de la Convention sont manifestement mal fondés et qu’ils doivent être rejetés, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
27. Deuxièmement, s’agissant du volet procédural de l’article 8 de la Convention, la Cour rappelle que les articles 2 et 8 de la Convention impliquent l’obligation d’instaurer un système judiciaire efficace et indépendant apte à établir la cause du décès ou des atteintes à l’intégrité physique d’un individu se trouvant sous la responsabilité de professionnels de la santé, qu’ils agissent dans le cadre du secteur public ou qu’ils travaillent dans des structures privées, et, le cas échéant, à obliger ceux-ci à répondre de leurs actes (voir, pour les principes généraux, Lopes de Sousa Fernandes, précité, §§ 214-221).
28. L’obligation de l’État au regard des articles 2 et 8 de la Convention ne peut être réputée satisfaite si les mécanismes de protection prévus en droit interne n’existent qu’en théorie : il faut surtout qu’ils fonctionnent effectivement en pratique (Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 195, 9 avril 2009).
29. Dans la présente affaire, la Cour note que la contestation portée devant elle a trait à la capacité du système judiciaire à vérifier en l’espèce le respect par l’équipe médicale de ses obligations professionnelles et à en sanctionner l’éventuelle méconnaissance. Cela implique de vérifier que le recours devant les juridictions civiles a réellement permis aux requérants de faire examiner leurs allégations et de faire sanctionner toute méconnaissance de la réglementation par les médecins qui aurait éventuellement été constatée.
30. À cet égard, dans les circonstances de la cause, la Cour observe ce qui suit : les requérants ont engagé une action en indemnisation devant les juridictions civiles ; le tribunal de grande instance a ordonné la réalisation d’une expertise par un collège d’experts de l’institut médicolégal de Van et ces experts, dans leur rapport, ont conclu à l’absence de faute du personnel médical de l’hôpital Van Akdamar ; les requérants ont contesté la pertinence et le caractère suffisant de ce rapport et ont demandé, en vain, l’obtention d’un nouveau rapport d’expertise ; enfin, à l’issue de la procédure, les tribunaux ont rejeté les demandes d’indemnisation des requérants en se fondant sur cet unique rapport.
31. La Cour rappelle que l’obligation qui incombe aux tribunaux d’apprécier des rapports d’experts médicaux dans des affaires de négligence médicale alléguée ne peut aller jusqu’à imposer à l’État des charges inutiles ou disproportionnées dans l’exécution de ses obligations. L’intensité de l’évaluation à laquelle les tribunaux doivent se livrer doit être appréciée au cas par cas, en tenant compte de la nature et de la complexité de la question médicale concernée, et, en particulier, de la question de savoir si le demandeur, alléguant une faute dans le chef des professionnels de la santé, était en mesure de formuler des allégations concrètes et spécifiques de négligence qui nécessitaient une réponse des experts médicaux chargés de fournir un rapport. La Cour rappelle néanmoins qu’elle a déjà jugé qu’une procédure était ineffective au regard des obligations procédurales lorsque la décision à laquelle elle aboutissait était fondée sur des rapports d’expertise éludant ou n’abordant pas de manière satisfaisante la question centrale que les experts devaient trancher et lorsque les arguments, sinon décisifs, du moins principaux, des requérants ne recevaient pas de réponse spécifique et explicite (Altuğ et autres c. Turquie, no 32086/07, §§ 77-86, 30 juin 2015, affaire dans laquelle les rapports médicaux soulignaient l’existence d’un risque mortel en cas d’injection de pénicilline et concluaient à l’absence de faute des médecins sans chercher à déterminer si ceux-ci avaient satisfait à leurs obligations professionnelles).
32. En l’occurrence, la Cour observe que la présente espèce diffère de l’affaire Altuğ (précitée) puisque le rapport d’expertise médicale établi par le collège d’experts le 2 septembre 2013, sur lequel les tribunaux se sont fondés, abordait de manière satisfaisante la question centrale et répondait précisément à la question de savoir si le personnel médical mis en cause avait contribué à la réalisation du dommage. En effet, ce rapport, qui avait été rédigé par deux médecins légistes et un ophtalmologue rattachés à l’institut médicolégal de Van, dont les compétences ne peuvent assurément être mises en cause, était approfondi et étayé, et il comportait des conclusions motivées. Il traitait l’ensemble des éléments cruciaux permettant de faire la lumière sur les circonstances de la lésion oculaire de la fille des requérants. En effet, selon les experts, le décollement rétinien exsudatif bilatéral en question était probablement dû à une infection virale et n’avait pas été causé par les médicaments administrés. De plus, toujours selon eux, le personnel médical mis en cause avait agi dans le respect de l’art médical en prescrivant le traitement prodigué à la patiente. Par ailleurs, les requérants ont pu formuler leurs observations sur les conclusions de ce rapport par l’intermédiaire de leur avocat. Eu égard au caractère suffisamment motivé du rapport en cause, le tribunal de grande instance n’a pas estimé utile de faire droit à la demande de contre-expertise des intéressés, considérant ledit rapport comme suffisant.
33. Dans les circonstances de la cause, la Cour estime que la motivation du tribunal de grande instance ne paraît ni déraisonnable ni arbitraire. En outre, elle observe que le tribunal de grande instance, sous le contrôle de la Cour de cassation, a exercé un contrôle sur la qualité de l’expertise. De plus, la Cour constitutionnelle a examiné le recours individuel des requérants et l’a déclaré irrecevable (paragraphe 18 ci-dessus). La Cour considère également que, dans la mesure où les juridictions nationales se sont fondées sur un rapport d’expertise qui abordait de manière satisfaisante la question centrale que les experts devaient trancher et où les arguments des requérants avaient reçu une réponse scientifique explicite, une contre-expertise ne s’imposait pas en l’espèce.
34. Compte tenu de ce qui précède, les griefs du requérant soulevés sur le terrain du volet procédural de l’article 8 de la Convention sont également manifestement mal fondés et ils doivent être rejetés, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
 
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Fait en français puis communiqué par écrit le 28 mars 2019.
Hasan BakırcıJulia Laffranque
Greffier adjointPrésidente
 
 

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