DOĞAN ET ÇAKMAK c. TURQUIE
Karar Dilini Çevir:
DOĞAN ET ÇAKMAK c. TURQUIE

 
 
DEUXIÈME SECTION
DÉCISION
Requêtes nos 28484/10 et 58223/10
Çetin DOĞAN contre la Turquie
et Cem Aziz ÇAKMAK contre la Turquie
 
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant le 14 mai 2019 en une chambre composée de :
Robert Spano, président,
Işıl Karakaş,
Julia Laffranque,
Valeriu Griţco,
Marko Bošnjak,
Ivana Jelić,
Arnfinn Bårdsen, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Vu les requêtes susmentionnées introduites le 26 mai 2010 et le 3 septembre 2010,
Vu les décisions partielles du 10 avril 2012 et du 19 février 2013,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par les requérants,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
1.  Le requérant de la première requête, M. Çetin Doğan (« le premier requérant »), est un ressortissant turc né en 1940 et résidant à Istanbul. Il a été représenté devant la Cour par Me Z.E. Yarsuvat, avocate exerçant à Istanbul. Le requérant de la deuxième requête, M. Cem Aziz Çakmak (« le deuxième requérant »), est un ressortissant turc né en 1963 et résidant à Istanbul. Il a été représenté devant la Cour par Me Ş. Nazlıoğlu Erol et Me Y. Katı, avocats exerçant à Ankara.
2.  Le Gouvernement a été représenté par son agent.
A.  Les circonstances de l’espèce
3.  Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
1.  La détention des requérants et la procédure pénale engagée contre eux
4.  En 2010, le parquet d’Istanbul ouvrit une enquête pénale contre plusieurs membres présumés d’une organisation criminelle dénommée Balyoz (« la masse », en français, ou sledgehammer, en anglais), tous officiers ou fonctionnaires liés aux forces armées. Il leur était reproché de s’être livrés, en 2002 et 2003, à la planification d’un coup d’État militaire visant au renversement par la force du gouvernement élu, acte réprimé par l’article 147 de l’ancien code pénal en vigueur à l’époque des faits (voir, pour des informations plus détaillées concernant l’affaire en cause, dite affaire « Balyoz », et les plans d’action relatifs à celle-ci, Doğan c. Turquie (déc.), no 28484/10, 10 avril 2012, et Çakmak c. Turquie (déc.), no 58223/10, 19 février 2013).
5.  En 2010 et 2011, par trois actes d’accusation, le procureur de la République d’Istanbul (« le procureur de la République ») intenta contre 365 personnes, dont les requérants, une action pénale sur le fondement de l’article 147 de l’ancien code pénal, combiné avec l’article 61 du même code (réprimant la tentative de renversement par la force du Conseil des ministres). Il leur reprochait d’avoir participé au plan d’opérations « Balyoz » visant au renversement du gouvernement par un coup d’État militaire.
6.  Durant la procédure pénale, les requérants réfutèrent les accusations portées à leur encontre. En particulier, ils contestèrent l’authenticité des CD présentés par le parquet, soutenant à cet égard que les documents numériques censés fonder les accusations portées à leur encontre avaient en réalité été créés ou falsifiés en vue de l’incrimination de nombreux officiers de l’armée et de l’évincement de ceux-ci. Ils produisirent devant la cour d’assises des rapports de contre-expertise afin de démontrer la non‑validité des éléments de preuve présentés par le parquet à l’appui de ses accusations.
7.  Au cours de la procédure pénale, le premier requérant subit quatre périodes de détention provisoire, d’une durée totale de un an, dix mois et vingt-cinq jours. Quant au deuxième requérant, il fut maintenu en détention provisoire à deux reprises, pour une durée totale de un an, huit mois et vingt-six jours.
8.  Les requérants formèrent plusieurs recours devant la cour d’assises d’Istanbul (« la cour d’assises ») aux fins de l’obtention de leur élargissement. La cour d’assises suivit l’avis du procureur de la République et rejeta les recours en se fondant sur l’état des preuves, la nature des crimes reprochés aux requérants et les forts soupçons pesant sur eux.
9.  Par un arrêt du 21 septembre 2012, la cour d’assises rendit son verdict dans l’affaire « Balyoz ». Elle reconnut les requérants coupables et les condamna à différentes peines d’emprisonnement en application de l’article 147 combiné avec l’article 61 de l’ancien code pénal. Par un arrêt du 9 octobre 2013, la Cour de cassation confirma les condamnations de 237 accusés, dont les requérants.
10.  À une date non spécifiée, 230 personnes, parmi lesquelles les requérants, saisirent la Cour constitutionnelle d’un recours individuel, dans lequel elles dénonçaient une violation de leur droit à la liberté et à la sûreté et de leur droit à un procès équitable. Par un arrêt du 18 juin 2014, la Cour constitutionnelle jugea, d’une part, que les griefs relatifs à la détention provisoire ne relevaient pas de sa compétence temporelle et, d’autre part, que le grief relatif au droit à un procès équitable était fondé. Elle conclut ainsi à une violation de ce droit et décida de notifier son arrêt à la cour d’assises pour que celle-ci fît « le nécessaire ».
11.  À une date non précisée, la cour d’assises d’Anadolu décida la réouverture de la procédure pénale. Par un arrêt du 10 mars 2015, elle rendit son verdict dans l’affaire « Balyoz ». Elle acquitta tous les accusés, dont les requérants. Estimant que des preuves contenues dans le dossier avaient été falsifiées, elle décida également de procéder à la dénonciation des responsables présumés de cette falsification. La Cour ne dispose pas d’informations sur la question de savoir si le procureur de la République a formé un pourvoi contre cet arrêt.
2.  La saisine du Groupe de travail sur la détention arbitraire du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies
12.  Le 1er mai 2013, le Groupe de travail sur la détention arbitraire du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies (« le Groupe de travail sur la détention arbitraire ») rendit son avis no 6/2013, au sujet de 250 personnes – dont les requérants – placées en détention provisoire dans le cadre de l’affaire « Balyoz » (voir, pour les extraits de cet avis, Gürdeniz c. Turquie (déc.), no 59715/10, § 14, 18 mars 2014).
B.  Le droit interne et international pertinent
13.  Le droit interne et international pertinent est exposé dans la décision Gürdeniz (précitée, §§ 15-28).
GRIEFS
14.  Sur le terrain de l’article 5 § 4 de la Convention, les requérants se plaignent de n’avoir pas pu contester de manière effective la légalité de leur détention provisoire. À cet égard, ils reprochent aux autorités judiciaires d’avoir rejeté leurs demandes de remise en liberté sans respecter le principe de l’égalité des armes.
EN DROIT
15.  Les requérants se plaignent d’une ineffectivité de la voie de recours qu’ils ont utilisée pour contester la légalité de leur détention provisoire. Ils arguent, en effet, que les autorités judiciaires ont rejeté leurs demandes de remise en liberté sans tenir d’audience et sans prendre connaissance des observations de la défense, ce qui, à leurs yeux, est incompatible avec le principe de l’égalité des armes. Ils invoquent à cet égard l’article 5 § 4 de la Convention.
16.  Le Gouvernement soutient que les questions soulevées dans les requêtes à l’origine de la présente affaire ont été soumises à une autre instance internationale d’enquête ou de règlement au sens de l’article 35 § 2 b) de la Convention, à savoir le Groupe de travail sur la détention arbitraire, et que, en conséquence, lesdites requêtes doivent être déclarées irrecevables.
17.  Compte tenu de la similitude des requêtes, la Cour estime approprié de les examiner conjointement dans une seule décision.
18.  Il convient de rappeler les critères développés par la jurisprudence de la Cour s’agissant de l’article 35 § 2 b) de la Convention. En ses passages pertinents en l’espèce, cette disposition est ainsi libellée :
« 2.  La Cour ne retient aucune requête individuelle introduite en application de l’article 34, lorsque :
(...)
b)  elle est essentiellement la même qu’une requête précédemment examinée par la Cour ou déjà soumise à une autre instance internationale d’enquête ou de règlement, et si elle ne contient pas de faits nouveaux. »
19.  Il résulte de cette disposition que la Convention, qui vise à éviter la pluralité de procédures internationales relatives aux mêmes affaires, exclut que la Cour puisse retenir une requête ayant déjà fait l’objet d’un examen de la part d’une instance internationale (Celniku c. Grèce, no 21449/04, § 39, 5 juillet 2007). Cette règle s’applique nonobstant la date d’introduction de ces procédures, l’élément à prendre en compte étant l’existence préalable d’une décision rendue sur le fond au moment où la Cour examine l’affaire.
20.  À cet égard, les décisions des organes de la Convention ont démontré que le seul fait qu’une requête a déjà été soumise à une autre instance internationale ne suffisait pas en soi pour exclure la compétence de la Cour et qu’il fallait rechercher si la nature de l’organe de contrôle, la procédure suivie par celui-ci et l’effet de ses décisions étaient tels que, au regard de l’article 35 § 2 b), la compétence de la Cour était exclue (Lukanov c. Bulgarie, no 21915/93, décision de la Commission du 12 janvier 1995, Décisions et rapports (DR) 80-B, p. 108, Varnava et autres c. Turquie, nos 16064-16066/90 et 16068-16073/90, décision de la Commission du 14 avril 1998, DR 93-B, p. 5, Jeličić c. Bosnie-Herzégovine (déc.), no 41183/02, CEDH 2005-XII (extraits), et Karoussiotis c. Portugal, no 23205/08, § 62, CEDH 2011 (extraits)).
21.  La Cour rappelle qu’elle a déjà examiné la procédure de fonctionnement du Groupe de travail sur la détention arbitraire et qu’elle a conclu que celui-ci était bien une « instance internationale d’enquête ou de règlement » au sens de l’article 35 § 2 b) de la Convention (Peraldi c  France (déc.), no 2096/05, 7 avril 2009, et Savda c. Turquie, no 42730/05, § 68, 12 juin 2012).
22.  Elle doit donc déterminer si, en l’espèce, les griefs des requérants tirés de l’article 5 § 4 de la Convention sont « essentiellement les mêmes » que ceux soumis au Groupe de travail sur la détention arbitraire.
23.  La Cour rappelle que, dans la décision Gürdeniz c. Turquie ((déc.), no 59715/10, §§ 15‑28, 18 mars 2014), elle a déjà constaté que cette instance avait conclu que la privation de liberté des 250 accusés détenus dans le cadre de l’affaire « Balyoz » – dont les requérants des présentes affaires – était arbitraire en ce qu’elle était contraire aux articles 9 et 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et aux articles 9, 10 et 11 de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Elle a ainsi relevé que la saisine dudit groupe de travail englobait déjà les griefs qui étaient alors nouvellement portés devant elle sur le terrain de l’article 5 de Convention. Partant, compte tenu des circonstances de l’affaire, elle a considéré qu’il y avait identité de faits, de parties et de griefs.
24.  En l’espèce, la Cour ne voit aucune raison de s’écarter de cette jurisprudence (Kutluk et autres c. Turquie (déc.), no 53980/10, § 34, 10 juin 2014).
25.  Dès lors que les griefs relatifs à la procédure « Balyoz » et tirés de l’article 5 § 4 de la Convention présentés devant la Cour sont essentiellement les mêmes que ceux à l’origine de l’avis susmentionné du Groupe de travail sur la détention arbitraire, il convient de les déclarer irrecevables, en application de l’article 35 § 2 b) de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Décide de joindre les requêtes ;
Déclare les requêtes irrecevables.
Fait en français puis communiqué par écrit le 6 juin 2019.
              Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident

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