DOĞAN c. TURQUIE
Karar Dilini Çevir:
DOĞAN c. TURQUIE

 
 
 
 
DEUXIÈME SECTION
DÉCISION
Requête no 6866/17
Meryem DOĞAN et Abdullah DOĞAN
contre la Turquie
 
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant le 30 avril 2019 en un comité composé de :
Valeriu Griţco, président,
Ivana Jelić,
Darian Pavli, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 22 décembre 2016,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
1.  Les requérants, M. Abdullah Doğan (« le requérant ») et Mme Meryem Doğan (« la requérante »), sont des ressortissants turcs nés respectivement en 1957 et en 1960 et résidant à Diyarbakır. Ils ont été représentés devant la Cour par Me M. Kızıl, avocat exerçant à Hatay.
A.  La genèse de l’affaire
2.  Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les requérants, peuvent se résumer comme suit.
3.  Le fils des requérants, Yusuf Doğan, s’inscrivit au bureau de recensement des appelés. À l’issue d’examens médicaux, il fut déclaré physiquement et psychiquement apte à effectuer son service militaire obligatoire.
4.  Après sa formation militaire, il rejoignit son unité à İskenderun.
5.  Le 30 mars 2011, le lieutenant L.K. remarqua que Yusuf Doğan ainsi que deux autres soldats étaient assis par terre lors de leur tour de garde. Il les injuria, les brutalisa et les battit, et les menaça également de sanction disciplinaire.
6.  Le lendemain, à savoir le 31 mars 2011, Yusuf Doğan commença sa garde à 16 h 45 au lieu de 16 heures. Peu de temps après, vers 16 h 50, il tira d’abord plusieurs fois en l’air, puis il se tira une balle dans la tête.
7.  Il fut immédiatement pris en charge par les soldats présents sur les lieux. Lors du transport de Yusuf Doğan à l’hôpital public d’İskenderun (« l’hôpital »), le chauffeur militaire perdit le contrôle du véhicule et eut un accident. Yusuf Doğan fut transporté à l’hôpital dans un autre véhicule mais les médecins ne purent le sauver et constatèrent son décès.
B.  Les mesures d’instruction
8.  Le procureur militaire (« le procureur ») fut aussitôt informé des faits et une enquête pénale fut ouverte d’office. Il se rendit d’abord à l’hôpital puis sur les lieux de l’incident avec une équipe d’experts du laboratoire d’analyses criminelles. Un croquis et des clichés des lieux furent réalisés. Un fusil de type G-3 ainsi qu’un chargeur et des douilles furent retrouvés sur les lieux.
9.  Un examen post-mortem et une autopsie classique de la dépouille furent pratiqués à l’hôpital. Ils permirent de constater que le décès avait été causé par une balle tirée à bout touchant et dont l’orifice d’entrée était situé sur la tempe droite. Aucune autre trace de violence ne fut décelée sur le corps. Les analyses toxicologiques établirent l’absence de drogue ou d’alcool dans le sang du défunt. Il fut également noté que, hormis quelques égratignures, Yusuf Doğan n’avait pas été blessé lors de l’accident du véhicule.
10.  Une expertise fut ordonnée par le procureur afin de savoir si le chauffeur militaire était responsable de l’accident. Le rapport d’expertise conclut à l’absence de faute du chauffeur mis en cause.
11.  Une expertise balistique fut réalisée. Elle permit de constater que le fusil en cause était bien l’arme de service de Yusuf Doğan ; cette arme était fonctionnelle et était à l’origine des tirs.
12.  Les analyses effectuées sur des prélèvements révélèrent la présence de résidus de tir sur les mains et le visage du défunt. Aucun résidu ne fut observé sur le corps des deux autres soldats qui montaient la garde avec Yusuf Doğan.
13.  Dans le cadre des investigations menées par le procureur et de l’enquête administrative interne conduite par l’administration militaire, nombre de soldats furent entendus. Plusieurs témoins affirmèrent que Yusuf Doğan n’avait pas supporté d’avoir été brutalisé par son supérieur hiérarchique la veille de l’incident. Selon ces témoins, il avait peur de faire l’objet d’une procédure disciplinaire qui aurait risqué d’allonger la durée de son service militaire et vivait mal cette situation.
14.  Les requérants furent entendus. Ils déclarèrent que Yusuf Doğan les avait appelés avant de se donner la mort pour leur annoncer qu’il allait se suicider car il n’aurait plus supporté la vie militaire et les violences de son supérieur hiérarchique L.K.
15.  L’enquête permit de comprendre que le requérant avait pu contacter L.K. par téléphone pour lui faire part de la situation et du risque de suicide imminent de son fils. Celui-ci l’avait rassuré en lui disant qu’il allait lui parler et l’en empêcher.
16.  Le relevé de téléphonie permit effectivement de confirmer que le requérant et L.K. s’étaient parlé au téléphone le jour de l’incident, à 16 h 38, pendant environ 8 minutes.
C.  Les procédures diligentées en l’espèce
1.  Les procédures pénales
a)  Quant au chef d’incitation au suicide
17.  Le 31 mai 2012, à l’issue de l’instruction pénale, le procureur conclut que Yusuf Doğan s’était suicidé avec son arme de service et rendit une ordonnance de non-lieu concernant le lieutenant L.K. Se fondant notamment sur le rapport d’investigation des lieux, le croquis et les photos des lieux, les dépositions des témoins, les rapports d’autopsie et d’expertise balistique, le procureur estima qu’aucun lien de causalité ne pouvait être constaté entre le décès de Yusuf Doğan et les brutalités commises par L.K. Il ajouta également que celui-ci n’avait pas eu le temps d’empêcher l’appelé de se suicider et que le chauffeur militaire mis en cause n’était pas responsable de l’accident de la route au cours duquel Yusuf Doğan n’avait de toute façon pas été blessé.
18.  Les requérants formèrent opposition contre cette ordonnance par l’intermédiaire de leur avocat.
19.  Le 17 décembre 2012, le tribunal militaire de Gaziantep rejeta ce recours, considérant que toutes les mesures d’enquête possibles avaient été prises en l’espèce et que le non-lieu attaqué était conforme à la loi.
b)  Quant au chef de coups et blessures
20.  Le 23 novembre 2011, le procureur mit en accusation le lieutenant L.K. pour coups et blessures commis sur la personne d’un subalterne, au sens de l’article 117 § 1 du code pénal militaire. Dans son réquisitoire, il précisa que, le 30 mars 2011, L.K. avait battu trois soldats, dont Yusuf Doğan.
21.  Le 5 mars 2013, le tribunal militaire d’Adana condamna L.K. à une peine d’emprisonnement de 75 jours pour coup et blessures avec un sursis au prononcé du jugement.
22.  Les requérants firent opposition contre cette décision.
23.  Le 19 août 2013, le tribunal militaire de Gaziantep rejeta cette opposition.
2.  Les procédures administratives
a)  L’enquête administrative interne
24.  À la suite du décès de Yusuf Doğan, une enquête administrative interne fut déclenchée au sein du commandement dont relevait ce dernier.
25.  Après avoir entendu plusieurs camarades de l’intéressé, les inspecteurs observèrent que, de son vivant, celui-ci avait bénéficié de tous les programmes de consultation et s’était vu notifier toutes les directives relatives à sa sécurité et à la prévention d’accidents dans le milieu militaire. Ils notèrent également que Yusuf Doğan avait vu le conseiller d’orientation de la caserne et que celui-ci n’avait relevé aucun problème d’adaptation du proche des requérants à la vie militaire.
26.  Les inspecteurs estimèrent cependant que le lieutenant L.K. devait faire l’objet d’une sanction disciplinaire en raison de ses agissements du 30 mars 2011 envers Yusuf Doğan et deux autres soldats.
b)  L’action administrative de pleine juridiction
27.  Le 28 mai 2012, les requérants engagèrent un recours de plein contentieux devant la Haute Cour administrative militaire.
28.  Ils soutenaient que leur fils s’était suicidé en raison des agissements de son supérieur hiérarchique, le lieutenant L.K., qui l’aurait battu la veille de l’incident, et que la responsabilité pour faute de l’administration se trouvait donc engagée. À cet égard, ils indiquaient que leur proche ne souffrait d’aucun trouble psychologique lors de son incorporation au service militaire et que les examens médicaux d’aptitude établis à ce moment en témoignaient. Ils arguaient que, si l’état psychologique de leur fils s’était subitement détérioré durant son service militaire au point de le mener au suicide, cela ne pouvait être que sous l’effet des mauvais traitements qui lui auraient été infligés par le lieutenant L.K., et que, dès lors, la responsabilité du décès de leur proche incombait à l’administration.
29.  Ils réclamaient, pour le dommage subi en raison de la perte de leur fils, 60 000 livres turques (TRY) au titre du préjudice matériel et 100 000 TRY au titre du préjudice moral.
30.  La Haute Cour administrative militaire ordonna une expertise visant à la détermination du préjudice matériel subi par le père et la mère du défunt.
31.  Dans un rapport daté du 12 avril 2013, l’expert conclut que le préjudice matériel du requérant s’élevait à 22 812 TRY et celui de la requérante à 28 652 TRY.
32.  Le 29 mai 2013, la Haute Cour administrative militaire rendit son arrêt. Sur la question de savoir si l’administration militaire était responsable du décès de Yusuf Doğan, les juges, sans remettre en cause les conclusions de l’enquête pénale, se prononcèrent comme suit :
« Nul ne doute que le décès en cause en l’espèce a résulté d’un acte de suicide par arme à feu commis par l’appelé Yusuf Doğan, fils de la partie demanderesse. Normalement, conformément à la pratique bien établie de notre Cour, les cas de décès résultant d’un acte de suicide n’entraînent pas la responsabilité de l’administration et n’engendrent aucune obligation de dédommagement. En revanche, là où les agents de l’administration ont contribué à la survenance de l’acte de suicide par leurs agissements illicites ou lorsqu’ils ont influé sur la prise de la décision de suicide (coups et blessures, insultes, mauvais traitements, etc.), il va de soi que l’administration sera tenue responsable de la mort et sera condamnée à verser une réparation pour faute de service. Lorsqu’elle fournit un service public (...), l’administration se doit de prendre les mesures nécessaires pour que nul ne subisse un préjudice. Que cette obligation n’ait pas été dûment respectée en l’espèce démontre clairement que le service en question a été défaillant. »
33.  S’agissant du mode de calcul de l’indemnité, la Haute Cour administrative militaire estima que le préjudice était également dû à une « faute concomitante » du fils des requérants et que, si ce dernier point ne faisait pas obstacle à la reconnaissance de la responsabilité pour faute de l’administration, il devait être pris en compte dans l’évaluation des indemnités à allouer.
34.  Partant, les juges octroyèrent les sommes suivantes aux requérants : 11 500 TRY au titre du préjudice matériel et 6 500 TRY au titre du préjudice moral à la requérante, et 9 500 TRY au titre du préjudice matériel et 6 500 TRY au titre du préjudice moral au requérant. Le montant total des indemnités s’élevait à 34 000 TRY (soit environ 14 165 euros (EUR) à l’époque des faits). Ces sommes étaient assorties d’intérêts moratoires à un taux fixé à 9 % sur la période allant de la date du décès à la date de paiement.
35.  Les requérants présentèrent une demande en rectification d’arrêt. Ils contestèrent notamment la qualification de « faute concomitante » retenue s’agissant de l’acte de Yusuf Doğan, ainsi que la prise en compte de cet élément dans la fixation des indemnités.
36.  Le 13 novembre 2013, la Haute Cour administrative militaire rejeta ce recours au motif que l’arrêt du 29 mai 2013 était conforme aux règles procédurales et aux dispositions légales applicables en la matière.
c)  Le recours individuel devant la Cour constitutionnelle
37.  Le 23 décembre 2013, les requérants saisirent la Cour constitutionnelle par l’intermédiaire de leur avocat. Ils alléguèrent que les autorités avaient porté atteinte au droit à la vie de leur fils.
38.  Le 29 septembre 2016, la Cour constitutionnelle déclara la requête irrecevable pour incompatibilité ratione personae.
LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
39.  L’article 117 § 1 du code pénal militaire se lit ainsi :
« Quiconque, qu’il soit commandant ou supérieur hiérarchique, se rend coupable de coups et blessures volontaires sur la personne d’un subordonné (...) est puni d’une peine pouvant aller jusqu’à deux ans d’emprisonnement. »
40.  L’article 17 de la loi no 211 sur le fonctionnement interne des forces armées turques dispose :
« Le supérieur hiérarchique se doit d’inspirer respect et confiance à ses subordonnés. Il doit en permanence surveiller et protéger leur état moral, physique et psychique (...) »
Pour plus d’informations à ce sujet, voir les arrêts Kılınç et autres c. Turquie (no 40145/98, §§ 32 et 33, 7 juin 2005), Salgın c. Turquie (no 46748/99, § 53, 20 février 2007), et Şahinkuşu c. Turquie (no 38287/06, § 40, 21 juin 2016).
41.  L’article 84 du code pénal réprime, en cas de suicide avéré, le fait pour une personne d’avoir contraint, incité ou aidé quiconque à se donner la mort ou d’avoir facilité d’une manière ou d’une autre la commission de pareil acte.
GRIEFS
42.  Les requérants soutiennent que les circonstances de la cause ont emporté violation de l’article 2 de la Convention.
EN DROIT
43.  Pour les principes généraux, la Cour renvoie à sa jurisprudence en matière de décès d’appelés dans les casernes, dont les différents aspects se trouvent récapitulés dans l’arrêt Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie ([GC], no 24014/05, §§ 169-182, 14 avril 2015).
44.  Elle rappelle que, dans le domaine du service militaire obligatoire, les événements incriminés surviennent souvent dans une zone placée sous le contrôle exclusif des autorités ou des agents de l’État ou bien dans des locaux plus ou moins inaccessibles au public, où les protagonistes sont réputés être les seuls susceptibles, d’une part, de connaître le déroulement exact des faits et, d’autre part, d’avoir accès aux informations propres à confirmer ou à réfuter les allégations formulées à leur endroit par les victimes ; aussi la jurisprudence de la Cour en la matière commande-t-elle, dans des situations déterminées, une application rigoureuse de l’obligation de mener une enquête officielle, de nature pénale, répondant aux critères minimums d’effectivité (Turgut c. Turquie (déc.), no 64625/11, § 41, 30 août 2016).
45.  Pareille obligation s’impose notamment si le décès d’un appelé paraît objectivement « suspect ». C’est le cas lorsque la thèse de l’homicide est, au vu des faits, au moins défendable, ou qu’il n’est pas établi d’emblée et de manière claire que la mort a résulté d’un accident ou d’un autre acte involontaire (pour le principe, voir Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, §§ 130 à 133 ; voir aussi Hasan Çalışkan et autres c. Turquie, no 13094/02, §§ 49-52, 27 mai 2008, et Turgut, décision précitée, §§ 46 et 54).
46.  Pour la Cour, une telle réaction de droit pénal pourrait également être requise lorsque les faits à l’origine du décès – fût-il non suspect – vont au-delà de négligences, telles que, par exemple, une « erreur de jugement » de la part de autorités militaires ou bien une « mauvaise coordination » entre celles-ci par rapport au traitement réservé à un appelé en particulier (Gençarslan c. Turquie (déc.), no 62609/12, § 21, 14 mars 2017).
47.  En dehors de telles situations, lorsque la mort n’a pas été causée intentionnellement, l’obtention de dommages et intérêts par le biais d’une action en réparation peut constituer un redressement approprié et suffisant au regard du volet matériel de l’article 2 de la Convention.
48.  Dans la présente affaire, il y avait une obligation de mener une enquête pénale officielle et effective compte tenu des agissements du supérieur hiérarchique militaire de Yusuf Doğan (Gençarslan, décision précitée, § 21).
49.  La Cour estime que l’enquête pénale diligentée en l’espèce a permis de déterminer avec exactitude les circonstances du décès du fils des requérants et que, en l’absence d’indices susceptibles d’appuyer une thèse défendable d’homicide, on ne saurait considérer que cette enquête a été insuffisante ou défaillante. Aussi la Cour ne voit aucune raison de remettre en cause l’établissement des faits auxquels les autorités nationales ont procédé et la thèse du suicide à laquelle elles ont donné crédit.
50.  Il n’en va pas autrement de la thèse d’incitation au suicide, défendue par les requérants mais qui a été écartée, au motif qu’aucun lien de causalité ne pouvait être établi entre les brutalités commises sur la personne de Yusuf Doğan et son acte fatal.
51.  À cet égard, nul ne conteste que le lieutenant L.K. a asséné des coups à Yusuf Doğan le 30 mars 2011. L’appelé s’est donné la mort le lendemain, à savoir le 31 mars 2011. Si L.K. s’est ainsi montré incapable d’assumer les responsabilités d’un professionnel de l’armée censé veiller sur l’intégrité physique et psychique d’un appelé placé sous ses ordres, encore faut-il savoir si l’on peut reprocher aux autorités militaires de n’avoir pas su empêcher la survenance de cette tragédie.
52.  En effet, eu égard à l’obligation pour les autorités militaires de protéger contre lui-même un appelé placé sous leur contrôle, il faut vérifier si lesdites autorités savaient ou auraient dû savoir qu’il y avait un risque réel que Yusuf Doğan se donnât la mort et, dans l’affirmative, si elles ont fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour prévenir ce risque (voir, parmi beaucoup d’autres, Kılınç et autres c. Turquie (no 40145/98, § 43, 7 juin 2005).
53.  Sur ce point, comme les requérants l’ont d’ailleurs soutenu devant les instances nationales, rien n’indique que Yusuf Doğan, avant de rejoindre l’armée, souffrait de troubles mentaux qui pouvaient laisser présager une prédisposition au suicide. Son aptitude psychique à servir n’a du reste jamais été mise en cause. Avant l’incident du 30 mars 2011, tout donne à penser que Yusuf Doğan n’avait pas eu une conduite qui pouvait laisser entendre qu’il avait des problèmes d’une telle ampleur (voir, entre autres, Abdullah Yılmaz c. Turquie, no 21899/02, §§ 62-66, 17 juin 2008). Autrement dit, il n’y avait pas de signes avant-coureurs d’un risque imminent de suicide que sa hiérarchie aurait dû percevoir. Par ailleurs, lorsque le père de Yusuf Doğan a appelé le lieutenant L.K. pour lui faire part d’un tel risque, ce dernier n’a pas eu le temps d’empêcher l’intéressé de commettre un tel acte, les faits s’étant déroulés dans un laps de temps particulièrement court (paragraphes 6 et 16 ci-dessus).
54.  La Cour ne dispose donc d’aucune donnée convaincante de nature à remettre en cause les constatations de fait des instances nationales chargées de l’enquête pénale, concluant à l’absence de lien de causalité direct entre ces agissements et le suicide, ni ne voit-elle – sur base des éléments du dossier – de raison pour substituer sa propre appréciation à celle desdites instances (voir, dans le même sens, Karan c. Turquie (déc.), no 20192/04, 23 février 2010, et Şahinkuşu c. Turquie (no 38287/06, §§ 58 à 62, 21 juin 2016).
55.  Reste à savoir si les requérants peuvent se prétendre « victimes », au sens de l’article 34 de la Convention, d’une violation matérielle de l’article 2 de la Convention.
56.  La Cour rappelle avoir déjà dit que, dans les cas de suicide durant le service militaire obligatoire, la qualité de victime pouvait disparaître lorsque les procédures pénale et administrative, appréciées conjointement, avaient offert un redressement approprié aux requérants (voir, entre autres, Karan, décision précitée, et Şahinkuşu, précité, § 44, et les références qui y figurent).
57.  Elle note d’abord qu’il y a eu une réaction pénale. Le lieutenant L.K a été mis en accusation et condamné pour coups et blessures commis sur la personne d’un subalterne (paragraphe 20 ci-dessus).
58.  Elle observe ensuite que la Haute Cour administrative militaire, saisie de l’affaire, a dûment évalué l’impact des agissements incriminés en l’occurrence, avant de conclure que les mauvais traitements qui avaient été infligés à Yusuf Doğan par son supérieur hiérarchique avaient dû influer sur sa décision de se donner la mort et que l’incapacité de l’administration militaire d’empêcher de tels mauvais traitements avait constitué une faute de service justifiant le dédommagement des requérants.
59.  Il y a donc eu, au niveau du droit interne, une reconnaissance explicite d’une violation du droit à la protection de la vie de Yusuf Doğan, soit, en d’autres termes, une reconnaissance d’une violation matérielle de l’article 2 de la Convention. Que la responsabilité du suicide n’ait pas été exclusivement attribuée aux autorités militaires, notamment dans le cadre de la fixation des indemnités, n’est pas de nature à minorer ladite reconnaissance (Gençarslan, décision précitée, § 25).
60.  Quant au caractère approprié et suffisant du redressement offert aux requérants, l’appréciation dépend de l’ensemble des circonstances de la cause, eu égard en particulier à la nature de la violation de la Convention qui se trouve en jeu (Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 116, CEDH 2010). À cet égard, la Cour observe que la Haute Cour a octroyé aux requérants des indemnités d’un montant total équivalant à 14 165 EUR, assorti d’intérêts moratoires. Elle estime que pareil dédommagement ne peut être qualifié d’insuffisant, dès lors qu’il est aussi conséquent que les sommes qu’elle-même alloue dans des affaires similaires (comparer, par exemple, avec Abdulhadi Yıldırım c. Turquie, no 13694/04, § 75, 15 décembre 2009).
61.  Par ailleurs, la Cour n’a pas à s’attarder sur la question de savoir si ladite somme a effectivement été versée aux intéressés et, dans l’affirmative, si le délai observé par l’administration pour s’exécuter n’a pas été de nature à compromettre le caractère approprié du redressement offert (voir, par exemple, Alp c. Turquie (déc.), no 3757/09, §§ 37-38, 9 juillet 2013), car les requérants n’ont présenté aucun argument quant à cet aspect spécifique.
62.  Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que l’atteinte au droit à la vie déplorée en l’espèce doit passer pour avoir été réparée de manière appropriée et que les requérants ne peuvent plus se prétendre « victimes », au sens de l’article 34 de la Convention, d’une violation matérielle de l’article 2 de la Convention (voir, dans le même sens, Gençarslan, décision précitée, § 28).
63.  Par conséquent, la Cour rejette la requête comme étant incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention, en application de l’article 35 § 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Fait en français puis communiqué par écrit le 23 mai 2019.
Hasan BakırcıValeriu Griţco
Greffier adjointPrésident

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