CODOI c. ROUMANIE
Karar Dilini Çevir:
CODOI c. ROUMANIE

 
 
QUATRIÈME SECTION
DÉCISION
Requête no 8142/15
Iosif CODOI et Katalin CODOI
contre la Roumanie
 
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant le 29 janvier 2019 en un comité composé de :
Paulo Pinto de Albuquerque, président,
Egidijus Kūris,
Iulia Antoanella Motoc, juges,
et de Andrea Tamietti, greffier adjoint de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 4 février 2015,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par les requérants,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
1. Les requérants, M. Iosif Codoi et Mme Katalin Codoi, sont des ressortissants roumains nés respectivement en 1940 et en 1942 et résidant à Târgu-Mureş. Ils ont été représentés devant la Cour par Me C. Szekely, avocat exerçant à Iernut.
2. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.
A. Les circonstances de l’espèce
3. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
4. Le 15 novembre 2008, vers 19 h 30, le fils des requérants fut agressé à proximité de son domicile par plusieurs personnes. Il fut grièvement blessé à la tête. Un témoin appela les secours et le blessé fut transporté à l’hôpital, où il ne reprit jamais conscience.
5. Le jour de l’agression, la police réalisa une recherche d’éléments matériels sur les lieux de l’agression. Elle releva des traces de sang, prit des photographies et emporta pour examen un sac trouvé sur place. Ultérieurement, ce sac se révéla n’avoir aucun lien avec l’agression.
6. Le 17 novembre 2008, la police établit l’identité de la victime et informa les requérants que leur fils avait été victime d’une agression et qu’il était hospitalisé. Le requérant déclara que son fils consommait régulièrement de l’alcool et qu’ils se disputaient à ce sujet. Il précisa que son fils avait quitté le domicile le soir du 15 novembre 2008, mais qu’il n’avait pas signalé sa disparition à la police au motif qu’il lui était déjà arrivé de s’absenter pendant plusieurs jours.
7. La brigade criminelle de la police judiciaire ouvrit une enquête pour coups et blessures et ordonna une expertise médicolégale de la victime.
8. Le 17 novembre 2008, la police établit un plan d’investigations qui exposait plusieurs hypothèses quant à l’identité des agresseurs. Selon la police, les agresseurs étaient soit des gens sans domicile fixe soit des membres de la famille de la victime, en particulier le neveu de celle-ci. La police nota que le fils des requérants était connu dans le milieu des personnes sans domicile fixe, qu’il était sans emploi, qu’il consommait régulièrement de l’alcool, qu’il avait un comportement agressif et qu’il était en conflit avec sa famille. En application du plan d’investigations, la police procéda à l’audition des requérants, à l’identification et à l’audition des personnes constituant l’entourage de la victime, majoritairement des personnes sans domicile fixe, à l’audition des voisins des requérants et à la vérification des communications téléphoniques du neveu en question.
9. Le rapport médicolégal du 18 novembre 2008 releva que la victime présentait au niveau de la tête plusieurs lésions ayant pour origine des coups portés avec un objet dur.
10. Le 20 novembre 2008, le témoin oculaire indiqua que l’agression avait eu lieu à proximité de l’endroit de ramassage des poubelles. Il affirma qu’il avait compté cinq personnes, dont deux jeunes qui auraient frappé la victime tombée à terre. Il ajouta que les agresseurs s’étaient enfuis en le voyant. Il précisa que la visibilité était réduite en raison d’un épais brouillard.
11. Le 3 décembre 2008, le fils des requérants décéda à l’hôpital. Le lendemain, le dossier de l’enquête fut transféré au parquet près le tribunal départemental de Mureş, qui ouvrit des poursuites pénales in rem pour homicide.
12. La police effectua des investigations parmi les personnes sans domicile fixe qui fréquentaient les mêmes endroits que la victime. Au total, vingt-cinq personnes furent interrogées par la police.
13. Le rapport d’autopsie délivré le 20 février 2009 confirma les conclusions du rapport médicolégal du 18 novembre 2008, précisant qu’il y avait un lien de causalité entre les violences subies et le décès.
14. Le 29 avril 2009, les requérants déposèrent une plainte pénale sans constitution de partie civile. Ils indiquèrent comme possibles suspects V.C. et V.S., chargés du ménage dans l’immeuble, ainsi que M.G. et A.J., avec qui eux-mêmes se disaient en conflit pour un terrain.
15. Par une décision du 23 juin 2009, le procureur chargé des poursuites classa l’affaire sous la rubrique « auteur inconnu » et transféra le dossier au bureau départemental de la police judiciaire pour la poursuite de l’enquête.
16. Le 5 novembre 2009, la police établit un nouveau plan d’investigations qui prévoyait la poursuite des recherches parmi l’entourage de la victime et les membres de sa famille.
17. Les quatre suspects indiqués par les requérants furent interrogés par la police. Ils nièrent toute implication dans l’agression en cause.
18. Dans deux déclarations du 5 mai 2011 et du 28 mars 2012, les requérants réitérèrent leurs accusations à l’égard de A.J.
19. Le 31 juillet 2012, la police judiciaire dressa le bilan de l’enquête. Le 3 septembre 2012, elle établit un nouveau plan d’investigations sous la surveillance du procureur en chef. Ce plan prévoyait une nouvelle audition de certains témoins et la poursuite des investigations parmi l’entourage de la victime, sa famille et les personnes sans domicile fixe connues pour leur comportement violent.
20. A.J. fut entendu de nouveau par la police judiciaire le 28 septembre 2012. Le 25 octobre 2012, sur ordre de la police, il fut soumis au test du polygraphe, qui se révéla négatif.
21. Entre 2012 et 2015, la police judiciaire dressa huit procès-verbaux indiquant que des policiers s’étaient déplacés dans les endroits fréquentés par le fils des requérants et qu’elle avait effectué des vérifications auprès de différentes personnes, sans pour autant obtenir des informations utiles à l’enquête.
22. Les requérants furent informés de l’avancement de l’enquête les 11 mai 2011, 28 novembre 2012 et 21 juin 2013.
23. À ce jour, la police judiciaire poursuit toujours l’enquête.
GRIEF
24. Invoquant les articles 6 et 13 de la Convention, les requérants dénoncent l’absence d’une enquête prompte et efficace sur les circonstances du décès de leur fils.
EN DROIT
25. Les requérants considèrent que l’État a failli à l’obligation qui lui incomberait de protéger la vie de leur fils. Ils dénoncent l’absence d’une enquête prompte et efficace susceptible de permettre d’identifier et de punir les responsables de la mort de leur fils. Ils invoquent les articles 6 et 13 de la Convention.
26. La Cour estime qu’il convient d’examiner le grief des requérants sous l’angle du volet procédural de l’article 2 de la Convention, étant entendu que, maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, elle n’est pas liée par celle que leur attribuent les requérants ou les gouvernements (Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, § 44, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I et Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 124, 20 mars 2018). Cette disposition se lit ainsi dans sa partie pertinente en l’espèce :
« Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. (...) »
27. Les requérants estiment que l’enquête menée par les autorités aux fins d’établir les circonstances de la mort de leur fils ne satisfait pas aux exigences de l’article 2 de la Convention. Ils affirment qu’ils ne disposent d’aucun moyen pour réclamer sa finalisation et se plaindre du manque de diligence des autorités.
28. Le Gouvernement estime que l’enquête en cause a été menée de manière rapide et effective. Il expose que celle-ci a débuté le jour même de l’agression du fils des requérants et que les autorités ont mis en œuvre toutes les mesures nécessaires pour pouvoir établir les faits. À cet égard, il indique qu’un nombre important de témoins ont été entendus et qu’il a été fait recours au test du polygraphe, et que d’autres mesures d’instruction ont été prises : l’autopsie du corps de la victime, l’élaboration de plusieurs plans d’investigations, de nombreux déplacements de la police sur les lieux fréquentés par la victime en vue de la collecte d’informations et la vérification de toutes les hypothèses avancées par les requérants.
29. Enfin, aux yeux du Gouvernement, la non-identification à ce jour des agresseurs ne constitue pas en soi une violation de l’article 2 de la Convention dans son volet procédural.
30. La Cour rappelle que l’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose l’article 2 de la Convention, combinée avec le devoir général incombant à l’État en vertu de l’article 1 de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », requiert, par implication, que soit menée une forme d’enquête officielle et effective lorsque le recours à la force a entraîné mort d’homme (McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 111, CEDH 2001‑III).
31. La Cour rappelle encore que l’absence de responsabilité directe de l’État dans la mort d’une personne n’exclut pas l’application de l’article 2. En astreignant l’État à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction, l’article 2 impose à celui-ci le devoir d’assurer le droit à la vie en mettant en place une législation pénale concrète dissuadant de commettre des atteintes contre la personne et s’appuyant sur un mécanisme d’application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations (Menson c. Royaume-Uni (déc.), no 47916/99, CEDH 2003–V). Ladite obligation requiert, par implication, qu’une enquête officielle effective soit menée lorsqu’il y a des raisons de croire qu’un individu a subi des blessures potentiellement mortelles dans des circonstances suspectes. L’enquête doit permettre d’établir la cause des blessures et d’identifier et de sanctionner les responsables. Elle revêt d’autant plus d’importance lorsqu’il y a décès de la victime, car le but essentiel qu’elle poursuit est d’assurer la mise en œuvre effective des lois internes qui protègent le droit à la vie (Menson, décision précitée, et Pereira Henriques c. Luxembourg, no 60255/00, § 56, 9 mai 2006).
32. Il s’agit d’une obligation non pas de résultat, mais de moyens. L’effectivité de l’enquête exige que les autorités prennent les mesures raisonnables dont elles disposent pour assurer l’obtention des preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires, des expertises et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès. Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les responsabilités risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à cette norme (McKerr, précité, § 113).
33. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est également implicite dans ce contexte. Il est essentiel que les investigations soient menées à bref délai lorsque survient un décès dans une situation controversée, car l’écoulement du temps érode inévitablement la quantité et la qualité des preuves disponibles, et l’apparence d’un manque de diligence jette un doute sur la bonne foi des investigations menées et fait perdurer l’épreuve que traverse la famille du défunt (Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, § 86, CEDH 2002‑II).
34. En l’espèce, la Cour observe qu’une enquête judiciaire pour coups et blessures a été ouverte par la police le jour même de l’agression dont le fils des requérants a été victime (paragraphes 5 et 7 ci-dessus), et que des poursuites pénales in rem pour homicide ont été ouvertes par le parquet près le tribunal départemental de Mureş le lendemain de son décès (paragraphe 11 ci-dessus).
35. La Cour constate que, dans le cadre de l’enquête judiciaire, de nombreux actes d’instruction ont été effectués en vue de l’identification des agresseurs de la victime. Les enquêteurs ont promptement mis en œuvre un certain nombre de mesures d’instruction urgentes qui étaient essentielles pour l’établissement des faits : une inspection des lieux (paragraphe 5 ci‑dessus), l’autopsie du corps du défunt (paragraphe 13 ci-dessus), l’interrogatoire des requérants et de plusieurs personnes de l’entourage de la victime (paragraphes 6, 10 et 12 ci-dessus), la vérification des communications téléphoniques d’un suspect (paragraphe 8 ci-dessus) et des investigations parmi les personnes fréquentant les lieux que le fils des requérants avait fréquentés (paragraphe 12 ci-dessus).
36. La Cour note également que, après le classement du dossier dans les affaires de catégorie « auteur inconnu », l’enquête n’a pas pour autant été arrêtée ou ralentie (paragraphes 16 et 19 ci-dessus ; voir, mutatis mutandis, Paica c. Roumanie (déc.), no 22635/12, § 38, 25 mars 2014, et, a contrario, Bucureşteanu c. Roumanie, no 20558/04, § 55 in fine, 16 avril 2013).
37. Au contraire, la police judiciaire a continué à prendre des mesures d’instruction sous la surveillance du parquet : les enquêteurs ont accédé aux demandes des requérants concernant l’administration des preuves, et la police judiciaire a entendu tous les témoins et les suspects potentiels indiqués par les intéressés et elle a soumis l’un d’eux au test du polygraphe (paragraphes 17, 19 et 20 ci-dessus). La police judiciaire a également mené des recherches régulières dans les lieux fréquentés par la victime (paragraphe 21 ci-dessus).
38. Quant aux requérants, la Cour note qu’ils ont été informés de l’avancement de l’enquête en cours et qu’ils ont été interrogés à plusieurs reprises (paragraphes 18 et 22 ci-dessus).
39. Rappelant que l’obligation qui pèse sur les États de conduire une enquête effective est une obligation de moyens, la Cour considère que, compte tenu des circonstances de la présente affaire, le fait que l’enquête pénale soit toujours pendante, dix ans après le décès du fils des requérants, n’est pas de nature à jeter un doute sur le caractère sérieux et approfondi de l’enquête menée jusqu’à présent (voir, mutatis mutandis, Erdal c. Turquie (déc.), no 53248/09, § 33, 9 juillet 2013).
40. Eu égard à l’ensemble de ces éléments, la Cour estime que la durée de l’enquête ne fait pas ressortir un quelconque manque de promptitude qui serait imputable aux autorités et qui serait à même de rendre l’enquête ineffective.
41. Dès lors, elle conclut que l’enquête en question répond aux normes tirées de l’article 2 de la Convention. Il s’ensuit que la requête est manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Fait en français puis communiqué par écrit le 21 février 2019.
Andrea TamiettiPaulo Pinto de Albuquerque
Greffier adjoint Président
 
 

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