CARPEN c. ROUMANIE
Karar Dilini Çevir:
CARPEN c. ROUMANIE

 
 
 
QUATRIÈME SECTION
DÉCISION
Requête no 17021/12
Nelu CARPEN
contre la Roumanie
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant le 30 avril 2019 en un comité composé de :
Georges Ravarani, président,
Marko Bošnjak,
Péter Paczolay, juges,
et de Andrea Tamietti, greffier adjoint de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 1er mars 2012,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par le requérant,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
1.  Le requérant, M. Nelu Carpen, est un ressortissant roumain né en 1975 et détenu à la prison de Rahova. Il a été représenté devant la Cour par Me M.O. Stoica, avocat exerçant à Bucarest.
2.  Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.
A.  Les circonstances de l’espèce
3.  Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
4.  Le 23 avril 2010, la cour d’appel de Bucarest ordonna le placement du requérant en détention provisoire pour une durée de trente jours, au motif qu’il était soupçonné d’avoir commis plusieurs infractions. Cette mesure fut prolongée par la juridiction compétente à des intervalles réguliers. Par un réquisitoire du 14 juillet 2010, le parquet près la Haute Cour de cassation et de justice (« la Haute Cour ») ordonna le renvoi en jugement du requérant du chef de plusieurs infractions.
5.  Par un arrêt du 19 novembre 2010, la cour d’appel de Brașov ordonna la remise en liberté du requérant sous contrôle judiciaire. Se fondant sur l’article 1602 de l’ancien code de procédure pénale (« l’ancien CPP »), elle assortit la mesure de plusieurs obligations et interdictions, dont l’interdiction pour l’intéressé « de participer à des émissions audiovisuelles, d’accorder des entretiens à la presse écrite et de publier dans les médias des articles liés à la présente affaire ». Elle justifia cette interdiction par « la manière dont le requérant entendait assurer sa défense, l’intéressé ayant déclaré avoir un manque total de confiance dans les organes [d’enquête] qui avaient effectué les poursuites pénales ».
6.  Saisie d’un recours du requérant, la Haute Cour confirma par un arrêt définitif du 25 novembre 2010 l’intégralité des mesures qui avaient été ordonnées par la cour d’appel de Braşov. Quant à l’interdiction précitée, la Haute Cour jugea qu’elle était justifiée par l’attitude du requérant, qui avait manifesté un manque total de confiance dans les organes de poursuite ainsi qu’une attitude critique à l’égard des médias. Elle indiqua que la liberté d’expression pouvait faire l’objet de certaines restrictions et que, en l’espèce, la mesure imposée était proportionnée au but poursuivi. Le requérant fut donc remis en liberté sous contrôle judiciaire.
7.  Le 6 octobre 2011, le requérant demanda la levée du contrôle judiciaire. Par un arrêt du 7 octobre 2011, la cour d’appel de Braşov se prononça à la lumière de l’article 1603 de l’ancien CPP sur la nécessité du maintien de la mesure de contrôle judiciaire et des obligations dont celle-ci était assortie. Elle jugea que le contrôle judiciaire s’imposait toujours mais que l’interdiction de communiquer avec les médias n’était plus nécessaire à la poursuite du but visé, à savoir le bon déroulement du procès pénal, et décida de la supprimer. Cet arrêt devint définitif le 17 octobre 2011.
8.  Le 10 juin 2014, le requérant fut définitivement condamné.
B.  Le droit interne pertinent
9.  L’article 1603 de l’ancien CPP régissant la levée du contrôle judiciaire se lit comme suit :
« Le contrôle judiciaire ordonné par un procureur ou par un tribunal peut, à tout moment, être levé, intégralement ou en partie, pour des motifs bien fondés. »
GRIEF
10.  Invoquant l’article 10 de la Convention, le requérant voit une atteinte à son droit à la liberté d’expression dans l’interdiction qui lui fut imposée par les juridictions internes, pour une période qu’il trouve excessivement longue, de prendre contact avec la presse au sujet de la procédure pénale engagée contre lui.
EN DROIT
11.  Le requérant se plaint de s’être vu interdire, dans le cadre de sa libération sous contrôle judiciaire, de prendre contact avec la presse au sujet de l’affaire pénale qui le concernait et critique la durée, excessive à ses yeux, de cette mesure.
Il invoque l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :
« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »  Arguments des parties  Le Gouvernement
12.  Le Gouvernement excipe de la tardiveté de la requête. Il indique que le requérant se plaint d’une atteinte à son droit à la liberté d’expression résultant d’une interdiction devenue définitive le 25 novembre 2010 et levée le 7 octobre 2011. Constatant que l’intéressé a saisi la Cour le 1er mars 2012, il conclut au non-respect du délai de six mois prévu à l’article 35 § 1 de la Convention. Il conteste l’existence d’une « situation continue » en l’espèce et soutient que la jurisprudence Iordache c. Roumanie (no 6817/02, § 49, 14 octobre 2008) ne trouve pas à s’appliquer. Dans l’affaire Iordache précitée (§ 65), il se serait agi d’une succession d’actions des autorités qui auraient empêché l’intéressé d’exercer ses droits parentaux pendant la période qualifiée de « continue » par la Cour, tandis qu’en l’espèce il s’agirait d’une mesure unique, dont les effets se seraient prolongés dans le temps. Le requérant n’aurait sollicité la levée de l’interdiction en vertu de l’article 1603 de l’ancien CPP que le 6 octobre 2011, alors qu’il aurait eu la possibilité de le faire à tout moment après le 25 novembre 2010, date à laquelle l’interdiction serait devenue définitive.  Le requérant
13.  Le requérant soutient que l’interdiction litigieuse a revêtu un caractère continu jusqu’à sa levée définitive le 17 octobre 2011, date à partir de laquelle le délai de six mois doit selon lui être calculé.  Appréciation de la Cour  Les principes applicables
14.  La Cour renvoie aux principes bien établis en matière de respect du délai de six mois prévu par l’article 35 § 1 de la Convention, tels qu’ils ont été présentés dans l’affaire Sabri Güneş c. Turquie ([GC], no 27396/06, §§ 39-42, 29 juin 2012). Quant à la détermination de la date à laquelle le délai de six mois commence à courir, elle rappelle que, dans le cadre de l’épuisement des voies de recours internes, ledit délai court à compter de la décision définitive (Edwards c. Royaume-Uni (déc.), no 46477/99, 7 juin 2001). En revanche, lorsque la violation alléguée constitue une situation continue contre laquelle il n’existe aucun recours en droit interne, ce n’est que lorsque la situation cesse qu’un délai de six mois commence réellement à courir (Sabri Güneş, précité, § 54). Le concept de « situation continue » désigne un état de choses résultant d’actions continues accomplies par l’État ou en son nom et dont les requérants sont victimes (voir, par exemple, Daróczy c. Hongrie, no 44378/05, §§ 18 et 19, 1er juillet 2008). Toutefois, le fait qu’un événement ait des conséquences importantes étalées dans le temps ne signifie pas qu’il soit à l’origine d’une « situation continue » (Posti et Rahko c. Finlande, no 27824/95, §§ 39-40, CEDH 2002‑VII).  Application de ces principes à la présente espèce
15.  En l’espèce, la Cour constate que le requérant s’est vu imposer, dans le cadre de sa libération sous contrôle judiciaire, plusieurs mesures, dont une interdiction de prendre contact avec la presse, qui fait l’objet de la présente affaire (paragraphe 5 ci-dessus). Cette interdiction devint définitive le 25 novembre 2010, après avoir été confirmée par la Haute Cour (paragraphe 6 ci-dessus). Le 6 octobre 2011, soit environ onze mois après la validation judiciaire de l’interdiction litigieuse, le requérant sollicita et obtint sa levée, qui devint définitive le 17 octobre 2011 (paragraphe 7
ci-dessus). Cette dernière date représente, selon le requérant, le début du délai de six mois prévu à l’article 35 § 1 de la Convention (paragraphe 13 ci-dessus).
16.  La Cour note tout d’abord que le requérant a utilisé en l’espèce deux recours : un premier qui lui a permis de contester la décision ordonnant l’interdiction litigieuse (paragraphe 6 ci-dessus) et un deuxième qui lui a offert la possibilité de faire examiner l’opportunité du maintien de l’interdiction en cause (paragraphe 7 ci-dessus). Si le premier recours a permis au requérant de contester la légalité et les motifs qui fondaient l’interdiction litigieuse, le deuxième lui a conféré la possibilité de faire examiner la persistance de ces motifs.
17.  Selon la Cour, la décision interne définitive intervenue dans le cadre du processus d’épuisement des voies de recours internes exercées par le requérant contre l’adoption de l’interdiction en cause est celle prononcée par la Haute Cour le 25 novembre 2010. La décision invoquée par le requérant comme étant celle qui ferait courir le délai de six mois a été adoptée lors d’un contrôle a posteriori de l’opportunité du maintien de l’interdiction.
18.  Déterminer un point de départ du délai de six mois autre que le 25 novembre 2010 signifierait, en l’espèce, considérer que la violation alléguée s’analyse en une situation continue, au sens de la jurisprudence citée au paragraphe 14 ci-dessus. Reste donc à établir si la situation dont se plaint le requérant constitue une « situation continue » aux fins de l’article 35 de la Convention.
19.  La Cour estime que la violation alléguée par le requérant trouve son origine dans l’imposition à son égard de l’interdiction de participer à des émissions audiovisuelles, d’accorder des entretiens à la presse écrite et de publier dans les médias des articles liés à son procès, toutes restrictions qui emportaient un impact direct et immédiat sur le respect de son droit à la liberté d’expression. Une telle situation n’est pas comparable à un état de choses résultant d’actions continues accomplies par l’État ou en son nom et dont le requérant serait victime (voir, a contrario, Iordache, précité, § 49). Elle est plutôt assimilable à un événement ayant des conséquences importantes étalées dans le temps (voir, mutatis mutandis, Posti et Rahko, précité, § 40).
20.  En ce qui concerne l’allégation du requérant selon laquelle l’interdiction a eu une durée excessive, la Cour relève que la législation nationale en vigueur à l’époque des faits prévoyait la possibilité de demander, à tout moment, la levée du contrôle judiciaire et de l’interdiction litigieuse (paragraphe 9 ci-dessus). Or ce n’est que le 6 octobre 2011, soit onze mois après la confirmation de l’interdiction par la Haute Cour, que le requérant a choisi de saisir les tribunaux internes d’une demande dans ce sens (paragraphe 7 ci-dessus). Dans ces conditions, le requérant ne saurait se prévaloir de la durée de l’interdiction pour invoquer l’existence d’une « situation continue » aux fins de la règle des six mois.
21.  À la lumière de ce qui précède, la Cour estime qu’il s’agit en l’espèce non pas d’une « situation continue », mais d’un événement particulier survenu à une date précise, à savoir le 25 novembre 2010, date de l’arrêt de la Haute Cour. Or la présente requête a été introduite le 1er mars 2012, soit plus de six mois plus tard.
22.  Dès lors, la présente requête est tardive et doit être déclarée irrecevable, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Fait en français puis communiqué par écrit le 23 mai 2019.
Andrea TamiettiGeorges Ravarani
Greffier adjointPrésident

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