Alparslan Altan c. Turquie
Karar Dilini Çevir:
Alparslan Altan c. Turquie


Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 228
Avril 2019
Alparslan Altan c. Turquie - 12778/17
Arrêt 16.4.2019 [Section II]
Article 5
Article 5-1
Arrestation ou détention régulières
Voies légales
Détention provisoire d’un juge sans levée préalable de son immunité, par une extension déraisonnable de la notion de flagrant délit : violation
Article 5-1-c
Raisons plausibles de soupçonner
Détention fondée sur le simple soupçon d’appartenance à une organisation illégale, sans aucun élément à charge concret : violation
Article 15
Article 15-1
Dérogation
Détention fondée sur le simple soupçon d’appartenance à une organisation illégale, sans aucun élément à charge concret : « stricte mesure » dépassée
En fait – À la suite de la tentative de coup d’État militaire du 15 juillet 2016, dont les autorités attribuèrent la responsabilité à une organisation clandestine (dite FETÖ/PDY), l’état d’urgence fut décrété le 20 juillet 2016. Le lendemain, la Turquie notifia au Conseil de l’Europe la mise en œuvre du pouvoir de dérogation prévu par l’article 15 de la Convention.
Le requérant était alors juge à la Cour constitutionnelle de Turquie (« la CCT »). Le 16 juillet 2016, comme trois mille autres magistrats, il fut arrêté et placé en garde à vue. Le 20 juillet 2016, un juge de paix ordonna sa mise en détention provisoire, au motif qu’il était soupçonné d’être « membre d’une organisation terroriste armée » (article 314 du code pénal). En août 2016, la CCT révoqua le requérant.
En octobre 2017, la Cour de cassation rendit dans une autre affaire un arrêt de principe, selon lequel l’arrestation des magistrats suspectés d’appartenance à une organisation armée devait être considérée comme s’inscrivant dans le cadre d’une situation de « flagrant délit » : la détention provisoire peut alors être ordonnée selon la procédure de droit commun, sans levée préalable de l’immunité.
Le requérant conteste la légalité de sa mise en détention, en deux points : i) selon la loi spéciale attachée à son statut, son immunité en tant que juge devait au préalable être levée par la CCT, ce qui n’avait pas été le cas ; ii) sa détention a été ordonnée sur la base d’un dossier alors vide de tout élément à charge. En janvier 2018, la CCT rejeta son recours, en se référant : pour le premier point, à l’arrêt susmentionné de la Cour de cassation ; pour le second, à divers éléments à charges obtenus depuis sa mise en détention.
En juillet 2018, l’état d’urgence fut levé. En mars 2019, le requérant fut condamné.
En droit
Article 15 (considérations liminaires) : La présente requête n’a pas pour objet les mesures dérogatoires prises pendant l’état d’urgence : la mise en détention du requérant a été décidée sur le fondement d’une législation qui existait déjà avant l’état d’urgence et est restée en vigueur par la suite.
Cela étant, et bien que la mise en détention du requérant ait en outre eu lieu un jour avant l’entrée en vigueur de la mise en œuvre par la Turquie de l’article 15 de la Convention, les difficultés auxquelles la Turquie devait faire face à la suite de la tentative de coup d’État militaire ayant eu lieu quelques jours plus tôt constituent certainement un élément contextuel dont la Cour doit pleinement tenir compte pour interpréter et appliquer ci-après l’article 5.
Article 5 § 1
a)  Sur le respect des « voies légales » pour la décision initiale de mise en détention
i.  Sur l’article 5 § 1 en soi – Le principe de sécurité juridique peut se trouver compromis si les juridictions internes introduisent dans leur jurisprudence des exceptions allant à l’encontre du libellé des dispositions légales applicables.
Le code de procédure pénale turc donne une définition classique de la notion de « flagrant délit », liée à l’actualité de l’infraction ou à son antériorité immédiate. Or, selon la nouvelle lecture jurisprudentielle de cette notion, un soupçon d’appartenance à une organisation criminelle peut suffire à caractériser la flagrance sans qu’il soit besoin de relever un élément de fait actuel ou un autre indice apparent révélant l’existence d’un acte délictueux actuel.
Il y a là une interprétation extensive de la notion de flagrant délit, qui réduit à néant les garanties procédurales accordées au corps de la magistrature pour le mettre à l’abri des atteintes du pouvoir exécutif. Cette forme de protection est accordée aux juges pour leur permettre d’exercer leurs fonctions en toute indépendance sans restrictions illégitimes de la part d’organes extérieurs à la magistrature, ou même de la part de magistrats exerçant des fonctions de contrôle ou de recours. Au demeurant, cette immunité ne signifie pas impunité : la mise en détention d’un membre de la CCT restait légalement possible, pourvu que fussent respectées les garanties découlant de la Constitution et de la loi relative à la CCT.
Par ailleurs, on ne voit pas comment la jurisprudence constante de la Cour de cassation sur la notion d’infraction continue pouvait justifier d’étendre la portée de la notion de flagrant délit.
Ainsi, la façon dont le droit interne a été appliqué en l’espèce apparaît manifestement déraisonnable. La mise en détention du requérant n’a dès lors pas eu lieu selon les « voies légales ».
ii.  Sur l’incidence de l’article 15 – Une interprétation extensive de la notion de flagrant délit ne saurait être considérée comme une réponse adaptée à la situation d’état d’urgence, ses conséquences juridiques outrepassant largement le cadre légal de l’état d’urgence. De ce fait,  elle ne se justifie aucunement au regard des circonstances spéciales de l’état d’urgence. Bref, une mesure de détention provisoire qui n’a pas été décidée « selon les voies légales » ne peut pas être considérée comme ayant respecté la « stricte mesure requise par la situation ».
Conclusion : violation (six voix contre une).
b)  Sur l’existence de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’une infraction
i.  Sur l’article 5 § 1 en soi – La nécessité de combattre la criminalité organisée ne saurait justifier que l’on étende la notion de « plausibilité » jusqu’à porter atteinte à la substance de la garantie assurée par l’article 5 § 1 c) de la Convention.
L’infraction visée au stade de la mise en détention provisoire était celle d’appartenance à une organisation illégale. Or, la circonstance que le requérant ait été interrogé à ce sujet avant sa mise en détention provisoire montre tout au plus que la police le soupçonnait, mais ne persuade pas que ladite infraction pouvait avoir été commise par lui.
La décision de mise en détention du requérant ne fait apparaître aucun témoignage ou autre élément ou information accréditant, à son encontre, l’existence de forts soupçons d’appartenance à une organisation illégale. Les références vagues et générales aux dispositions du code de procédure pénale sur la détention provisoire et aux pièces du dossier ne sont pas suffisantes pour justifier la « plausibilité » des soupçons censés avoir fondé la mise en détention provisoire du requérant, en l’absence, d’une part, d’une appréciation individualisée et concrète des éléments du dossier – qui, en l’espèce, était commun à quatorze suspects – et, d’autre part, d’informations pouvant justifier les soupçons pesant sur le requérant ou d’autres types d’éléments ou de faits vérifiables.
Quant aux éléments de preuve retenus par la CCT pour établir la « plausibilité » des soupçons d’appartenance du requérant à une organisation illégale, ils ont été obtenus bien après la décision de mise en détention, seul objet du présent grief. De même, le fait que le requérant ait ultérieurement été condamné par le tribunal compétent pour statuer au fond sur les accusations n’a aucune incidence non plus sur l’examen du présent grief. Et le Gouvernement n’a pas fourni d’autres indices de l’existence de « motifs plausibles » de soupçonner le requérant à la date de son placement en détention.
ii.  Sur l’incidence de l’article 15 – Il résulte de ce qui précède que la mise en détention litigieuse ne peut pas être considérée comme ayant respecté la « stricte mesure requise par la situation ». Conclure autrement réduirait à néant les conditions minimales de l’article 5 § 1 c) quant à la plausibilité requise des soupçons motivant une privation de liberté et irait à l’encontre du but poursuivi par l’article 5 de la Convention, et cela d’autant plus que la mise en détention litigieuse concernait ici un membre du corps judiciaire, siégeant de surcroît au sein d’une juridiction suprême.
Conclusion : violation (six voix contre une).
Article 41 : 10 000 EUR pour préjudice moral ; demande pour dommage matériel rejetée.
 
© Conseil de l’Europe/Cour européenne des droits de l’homme
Rédigé par le greffe, ce résumé ne lie pas la Cour.
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