AKGÜN c. TURQUIE
Karar Dilini Çevir:
AKGÜN c. TURQUIE

 
 
 
 
DEUXIÈME SECTION
DÉCISION
Requête no 19699/18
Tekin AKGÜN
contre la Turquie
 
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant le 2 avril 2019 en une Chambre composée de :
Robert Spano, président,
Işıl Karakaş,
Julia Laffranque,
Valeriu Griţco,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Ivana Jelić,
Darian Pavli, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 16 avril 2018,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
1.  Le requérant, M. Tekin Akgün, est un ressortissant turc né en 1979. Il est représenté devant la Cour par Me A. Kaplan, avocat exerçant à Ankara.
A.  Les circonstances de l’espèce
2.  Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par le requérant, peuvent se résumer comme suit.
3.  Le requérant, alors officier de police, fut arrêté parce qu’il était soupçonné d’être membre de l’organisation terroriste appelée FETÖ/PDY (« Organisation terroriste guleniste/Structure d’État parallèle »).
4.  Le 17 octobre 2016, il fut entendu par le procureur de la République d’Ankara. Il nia toute appartenance au FETÖ/PDY et tout lien avec cette organisation, et dénonça l’absence de preuve de nature à étayer les accusations portées contre lui. Interrogé sur son usage de la messagerie cryptée ByLock, il déclara n’avoir jamais utilisé cette messagerie et contesta les éléments de preuve indiquant qu’il en était utilisateur.
5.  Le même jour, le requérant fut traduit devant le 9e juge de paix d’Ankara. Au terme de son audition, le juge décida de le placer en détention provisoire. Pour ce faire, il considéra qu’il y avait des preuves concrètes démontrant l’existence de forts soupçons que le requérant avait commis l’infraction reprochée, à savoir l’appartenance à une organisation terroriste armée. Le juge considéra qu’il existait aussi un risque de fuite et d’altération des preuves et estima que, par conséquent, le contrôle judiciaire serait insuffisant et que la détention était une mesure proportionnée au regard de l’infraction reprochée.
6.  Le 25 octobre 2016, le 1er juge de paix d’Ankara rejeta l’opposition formée par le requérant contre la décision de placement en détention provisoire.
7.  Le 15 novembre 2016, le 1er juge de paix d’Ankara ordonna le maintien en détention provisoire du requérant compte tenu de la persistance de forts soupçons quant à la commission de l’infraction reprochée par l’intéressé. Le juge prit également en considération la nature de l’infraction reprochée et la peine encourue, et il estima qu’il existait toujours un danger clair et imminent lié à la tentative de coup d’État. Enfin, il considéra qu’il y avait un risque de fuite, et souligna que l’infraction reprochée figurait parmi les infractions « cataloguées » énumérées à l’article 100 § 3 du code de procédure pénale (CPP).
8.  Le 5 décembre 2016, le requérant introduisit un recours individuel devant la Cour constitutionnelle.
9.  Par une décision rendue le 15 décembre 2017 notifiée au requérant le 21 décembre 2017, la Cour constitutionnelle déclara ce recours irrecevable.
10.  Pour ce qui est de la régularité du placement en détention provisoire, la haute juridiction releva que, d’après l’acte d’accusation, le requérant utilisait la messagerie ByLock. Elle estima que, compte tenu des caractéristiques de cette application, l’on pouvait accepter que l’utilisation de cette dernière ou son téléchargement en vue de son utilisation pussent être considérés par les autorités d’enquête comme une preuve de l’existence d’un lien avec le FETÖ/PDY. Elle se référa à cet égard à son arrêt Aydın Yavuz et autres, rendu le 20 juin 2017. En conséquence, elle jugea que, étant donné les caractéristiques de la messagerie en cause, l’on ne pouvait aboutir à la conclusion que les autorités d’enquête ou les tribunaux amenés à statuer sur la détention avaient suivi une approche infondée et arbitraire en admettant que l’utilisation ou le téléchargement de cette application par le requérant pussent être considérés, eu égard aux circonstances de l’affaire, comme une « preuve forte » de la commission de l’infraction d’appartenance au FETÖ/PDY. En outre, prenant en compte les motifs indiqués dans les décisions relatives à la détention du requérant ainsi que dans la décision de rejet de l’opposition formée contre la décision de placement en détention, et ayant égard au processus de privation de liberté, la Cour constitutionnelle estima que l’on ne pouvait affirmer que les motifs de détention étaient inexistants et que la mesure en cause était disproportionnée.
11.  Quant à la restriction d’accès alléguée au dossier d’enquête, la Cour constitutionnelle considéra, après examen des procès-verbaux d’audition, des décisions relatives à la détention, des requêtes relatives à la contestation de la détention par le requérant ou son avocat et des documents et informations présents dans le dossier d’enquête, que le requérant avait été informé des éléments ayant constitué le fondement principal de la détention, qu’il avait suffisamment eu connaissance de leur contenu et qu’il s’était vu offrir la possibilité de contester sa détention. Aussi considéra-t-elle ce grief comme étant manifestement mal fondé.
12.  La Cour constitutionnelle releva que le requérant se plaignait également que les juges de paix n’étaient pas indépendants et impartiaux et que l’examen des recours en opposition par ces mêmes juges le privait d’un recours effectif contre la privation de liberté. Elle déclara avoir examiné ce type de grief dans le cadre de plusieurs affaires et précisa, s’agissant des juges de paix, qu’elle avait pris en considération leurs caractéristiques structurelles et considéré ce type de grief comme étant manifestement mal fondé. Elle estima qu’il n’y avait, dans la situation du requérant, aucune raison de parvenir à une conclusion différente.
13.  Enfin, la Cour constitutionnelle rejeta le grief tiré d’une atteinte au droit à un procès équitable soulevé devant elle par le requérant, pour cause de non-épuisement des voies de recours internes.
B.  Le droit et la pratique internes pertinents
14.  L’article 314 §§ 1 et 2 du code pénal (CP), sanctionnant le délit d’appartenance à une organisation illégale, se lit comme suit :
« 1.  Quiconque constitue ou dirige une organisation en vue de commettre les infractions énoncées aux quatrième et cinquième sections du présent chapitre sera condamné à une peine de dix à quinze ans d’emprisonnement.
2.  Tout membre d’une organisation telle que mentionnée au premier paragraphe sera condamné à une peine de cinq à dix ans d’emprisonnement. »
15.  L’article 100 du CPP, relatif aux motifs de détention, dispose que :
« 1.  S’il existe des preuves concrètes montrant l’existence de forts soupçons d’infraction et d’un motif de détention provisoire, la détention provisoire peut être ordonnée à l’égard d’un suspect ou d’un accusé. La détention provisoire ne peut être prononcée que proportionnellement à l’importance de l’affaire, à la peine ou à la mesure préventive susceptibles d’être prononcées.
2.  Dans les cas énumérés ci-dessous, l’existence d’un motif de détention provisoire est présumée :
a)  (...) s’il existe des faits concrets qui font naître le soupçon d’une fuite,
b)  si les comportements du suspect ou de l’accusé font naître un fort soupçon
1.  de risque de destruction, dissimulation ou altération des preuves,
2.  de tentative d’exercer des pressions sur les témoins ou les autres personnes (...) »
16.  Pour certaines infractions énumérées à l’article 100 § 3 du CPP (à savoir les infractions dites « cataloguées »), il existe une présomption légale quant à l’existence des motifs de détention.
Statistiques de la Cour constitutionnelle sur le recours individuel
17.  Selon les statistiques publiées par la Cour constitutionnelle sur son site Internet (), le nombre de recours individuels introduits devant cette juridiction était de 1 342 en 2012 (l’année de l’instauration du recours individuel), de 9 897 en 2013, de 20 578 en 2014, de 20 376 en 2015, de 80 756 en 2016, de 40 530 en 2017 et de 38 186 en 2018.
18.  Depuis le 23 septembre 2012, date de la prise d’effet du recours individuel, 211 665 recours ont été introduits devant la Cour constitutionnelle et 172 380 recours ont été tranchés par une décision judiciaire, dont 89 653 en 2017 et 35 395 en 2018.
19.  À la fin de l’année 2018, le nombre total de recours pendants devant la Cour constitutionnelle était de 39 285.
GRIEFS
20.  Le requérant soutient que son placement en détention constituait une violation de l’article 3 de la Convention.
21.  Invoquant l’article 5 de la Convention, il allègue avoir été placé en détention en l’absence de preuves démontrant l’existence de forts soupçons quant à la commission de l’infraction reprochée, à savoir l’appartenance à une organisation illégale. Il plaide que la décision de placement en détention n’a pas été dûment motivée et critique celle-ci. D’après lui, elle ne mentionne pas de preuves concrètes montrant l’existence de forts soupçons ni de données factuelles quant à l’existence des motifs de détention évoqués par le juge. Le requérant se plaint également de ne pas avoir été suffisamment informé des accusations portées contre lui, et il dénonce l’absence d’audience lors de l’examen de son opposition et la non-communication de l’avis du procureur de la République à cette occasion. Il soutient enfin que la décision de placement en détention a été rendue par un juge qui, selon lui, ne peut être considéré comme indépendant et impartial.
22.  Le requérant dénonce une atteinte à son droit à un procès équitable au sens de l’article 6 de la Convention en raison :
–  de la circonstance que des données illégales auraient été considérées comme constitutives d’une « preuve forte » de la commission de l’infraction reprochée ;
–  des restrictions qui auraient été apportées à son droit de s’entretenir et de correspondre avec son avocat ;
–  d’une insuffisance des informations lui ayant été communiquées quant aux accusations portées à son encontre ;
–  d’une impossibilité d’accéder au dossier d’enquête.
23.  Invoquant l’article 7 de la Convention, le requérant soutient avoir été placé en détention pour des faits qui, selon lui, n’étaient pas constitutifs d’une infraction.
24.  Sur le terrain de l’article 8 de la Convention, il dénonce une atteinte à sa liberté de correspondance car la décision ayant ordonné son placement en détention était d’après lui fondée sur son utilisation d’une messagerie.
25.  Invoquant les articles 9, 10 et 14 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 12 à la Convention, le requérant estime avoir fait l’objet d’une enquête pénale et avoir été placé en détention en raison de ses convictions, de ses idées, de ses déclarations et de son mode de vie.
26.  Sous l’angle de l’article 13 de la Convention, le requérant se plaint de la circonstance que sa mise et son maintien en détention provisoire ont été décidés par des juges de paix, ces derniers n’étant pas, à ses yeux, indépendants et impartiaux. Il se plaint également du délai mis par la Cour constitutionnelle pour examiner son recours.
EN DROIT
1)  Griefs relatifs à la régularité du placement en détention provisoire, au manque d’indépendance et d’impartialité des juges de paix et à la restriction d’accès au dossier d’enquête
27.  Le requérant allègue avoir été placé en détention provisoire alors que, selon lui, aucun soupçon plausible de commission de l’infraction reprochée ne pesait sur lui. Il dénonce également l’absence de motifs pertinents et suffisants avancés par les juges dans leurs décisions.
Le requérant se plaint du fait que la question de son placement et de son maintien en détention a été examinée par des juges de paix, dont il dénonce le manque d’indépendance et d’impartialité.
Enfin, il se plaint d’une restriction d’accès au dossier d’enquête.
28.  En l’état actuel du dossier, la Cour estime ne pas être en mesure de se prononcer sur la recevabilité de ces griefs et juge nécessaire de communiquer cette partie de la requête au gouvernement défendeur conformément à l’article 54 § 2 b) de son règlement.
2)  Grief relatif au contrôle juridictionnel à bref délai
29.  Invoquant l’article 13 de la Convention, le requérant se plaint du délai mis par la Cour constitutionnelle pour examiner son recours.
30.  La Cour rappelle qu’elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par le requérant (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, CEDH 2018). En l’espèce, elle estime qu’il convient d’examiner ce grief sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention.
31.  La Cour rappelle qu’en garantissant un recours aux personnes arrêtées ou détenues l’article 5 § 4 de la Convention consacre aussi le droit pour celles-ci d’obtenir, dans un bref délai à compter de l’introduction du recours, une décision judiciaire concernant la régularité de leur détention et mettant fin à leur privation de liberté si elle se révèle illégale (Ilnseher c. Allemagne [GC], nos 10211/12 et 27505/14, § 251, 4 décembre 2018 ; voir aussi Idalov c. Russie [GC], no 5826/03, § 154, 22 mai 2012).
32.  Le point de savoir si le droit à une décision à bref délai a été respecté doit – comme c’est le cas pour la clause de « délai raisonnable » de l’article 5 § 3 et de l’article 6 § 1 de la Convention – s’apprécier à la lumière des circonstances de l’espèce, notamment la complexité de la procédure, la manière dont celle-ci a été conduite par les autorités nationales et par le requérant et l’enjeu qu’elle représentait pour ce dernier (Mooren c. Allemagne [GC], no 11364/03, § 106, 9 juillet 2009, avec d’autres références, S.T.S. c. Pays-Bas, no 277/05, § 43, CEDH 2011, et Shcherbina c. Russie, no 41970/11, § 62, 26 juin 2014).
33.  L’article 5 § 4 de la Convention n’astreint pas les États contractants à instaurer plus d’un degré de juridiction pour l’examen de la légalité de la détention et pour celui des demandes d’élargissement. Néanmoins, un État qui offre un second degré de juridiction doit en principe accorder aux détenus les mêmes garanties aussi bien en appel qu’en première instance (Navarra c. France, 23 novembre 1993, § 28, série A no 273-B, Khoudobine c. Russie, no 59696/00, § 124, CEDH 2006-XII (extraits), et S.T.S., précité, § 43). Il en va de même pour les juridictions constitutionnelles – comme la Cour constitutionnelle turque – qui statuent sur la légalité de la détention et permettent la remise en liberté de la personne concernée si sa détention n’est pas légale (Smatana c. République tchèque, no 18642/04, § 123, 27 septembre 2007, Žúbor c. Slovaquie, no 7711/06, §§ 71‑77, 6 décembre 2011, et Mercan c. Turquie (déc.), no 56511/16, § 24, 8 novembre 2016).
34.  Pour déterminer s’il a été satisfait à l’exigence de respect d’un « bref délai », il faut se livrer à une appréciation globale lorsque la procédure s’est déroulée devant plusieurs degrés de juridiction (Navarra c. France, 23 novembre 1993, § 28, série A no 273-B, et Mooren, précité, § 106). Lorsque l’ordonnance initiale de placement en détention ou les décisions ultérieures relatives au maintien en détention ont été prises par un tribunal (c’est-à-dire par un organe judiciaire indépendant et impartial) dans le cadre d’une procédure offrant les garanties judiciaires appropriées, et lorsque le droit interne instaure un double degré de juridiction, la Cour est disposée à tolérer que le contrôle devant une juridiction de deuxième instance prenne plus de temps (Lebedev c. Russie, no 4493/04, § 96, 25 octobre 2007, et Shcherbina, précité, § 65). Ces considérations valent a fortiori pour les griefs soulevés sur le terrain de l’article 5 § 4 de la Convention concernant des procédures conduites devant des juridictions constitutionnelles qui étaient distinctes des procédures conduites devant les tribunaux ordinaires (Žúbor, précité, § 89).
35.  En l’espèce, le requérant a saisi la Cour constitutionnelle d’un recours individuel le 5 décembre 2016. La haute juridiction a rendu sa décision le 15 décembre 2017 et celle-ci a été notifiée au requérant le 21 décembre 2017. La période à prendre en considération a donc duré un an et seize jours.
36.  La Cour relève d’emblée que la procédure devant la Cour constitutionnelle turque s’inscrit dans un contexte juridique différent de celui dans lequel les juridictions ordinaires mènent la procédure et que, à ce titre, les spécificités de cette procédure doivent être prises en compte lorsqu’il s’agit d’apprécier si l’exigence de « bref délai » prévue à l’article 5 § 4 de la Convention a été respectée (voir, en ce sens, Ilnseher, précité, § 270). Certes la Cour constitutionnelle contrôle, à l’instar des juridictions inférieures, la légalité de la détention de l’auteur du recours, mais elle n’agit pas à titre de « quatrième instance » ; elle se borne à rechercher si la détention contestée est conforme à la Constitution (Şahin Alpay c. Turquie, no 16538/17, § 135, 20 mars 2018, et Ilnseher, précité, §§ 270‑271).
37.  La Cour note que, dans le système juridique turc, un détenu peut demander sa remise en liberté à tout moment de sa détention et, en cas de rejet de sa demande, former opposition. Il peut ainsi obtenir un réexamen de la légalité de sa détention devant les juridictions ordinaires alors même que son recours constitutionnel est pendant. Pour la Cour, il s’agit là d’un élément à prendre en compte dans l’examen global destiné à déterminer si une décision a été rendue promptement. Dans un tel système, la Cour peut tolérer que le contrôle devant la Cour constitutionnelle prenne plus de temps (voir Ilnseher, précité, §§ 273-274, et, dans le contexte particulier de la Cour constitutionnelle turque, Alpay, précité, § 137, et Mehmet Hasan Altan c. Turquie, no 13237/17, § 165, 20 mars 2018).
38.  La Cour estime néanmoins que, même au vu de ces principes, dans des circonstances normales un délai d’un an et seize jours ne saurait être considéré comme « bref » au sens de l’article 5 § 4 de la Convention (G.B. c. Suisse, no 27426/95, §§ 28-39, 30 novembre 2000, Khoudobine c. Russie, no 59696/00, §§ 115‑124, CEDH 2006-XII (extraits), et Shcherbina, précité, § 62-71).
39.  Cependant, elle note qu’il s’agit en l’occurrence une situation exceptionnelle. En effet, après la déclaration de l’état d’urgence, la Cour constitutionnelle a dû faire face à une augmentation soudaine et considérable de sa charge de travail (paragraphe 17 ci-dessus), liée à un événement parfaitement imprévisible, à savoir une tentative de coup d’État (voir, a contrario, concernant des affaires dans lesquelles il y avait eu une augmentation progressive de la charge de travail, et où l’engorgement était prévisible, Zimmermann et Steiner c. Suisse, § 30, série A no 66, et aussi Guincho c. Portugal, 10 juillet 1984, § 40, série A no 81). Il est important d’observer ici que, avant l’afflux massif de recours individuels liés à la tentative de coup d’État et l’engorgement consécutif à cet événement, aucun problème de respect de l’exigence d’examen à bref délai n’avait été soulevé ou relevé concernant la Cour constitutionnelle turque. La Cour estime que la présente affaire se distingue sur ce point aussi des affaires dans lesquelles elle avait constaté un encombrement structurel et chronique des tribunaux (Zimmermann et Steiner, précité, § 30, Probstmeier c. Allemagne, 1er juillet 1997, § 64, Recueil des arrêts et décisions 1997‑IV, Pammel c. Allemagne, 1er juillet 1997, § 69, Recueil 1997‑IV, Unión Alimentaria Sanders S.A. c. Espagne, 7 juillet 1989, § 41, série A no 157, et, concernant un problème structurel rencontré par la Cour constitutionnelle maltaise pour examiner à bref délai les recours, Suso Musa c. Malte, no 42337/12, § 52, 23 juillet 2013, et les références qui y figurent).
40.  La Cour rappelle qu’un engorgement passager du rôle d’une juridiction n’engage pas la responsabilité internationale de l’État si celui-ci recourt, avec la promptitude voulue, à des mesures propres à surmonter pareille situation exceptionnelle (voir, parmi d’autres, Zimmermann et Steiner, précité, § 29, et Guincho, précité, § 40).
41.  À cet égard, la Cour note que dès le 20 juin 2017 – soit moins d’un an après l’afflux massif de recours individuels liés à la tentative de coup d’État – la Cour constitutionnelle a rendu son premier arrêt de principe en lien avec cet événement, puis le 26 juillet 2017 elle a rendu son premier arrêt de principe concernant la détention d’un magistrat. En 2018, la haute juridiction constitutionnelle a continué à rendre plusieurs autres arrêts de principe, portant aussi sur le droit à la liberté de personnes détenues à la suite de la tentative de coup d’État. Dans le cadre de l’examen de ces affaires, la Cour constitutionnelle s’est penchée sur des questions juridiques nouvelles et elle a dégagé des règles pouvant être appliquées à l’ensemble des recours liés à la tentative de coup d’État pendants devant elle. Eu égard à la complexité et à la diversité des questions juridiques soulevées par les affaires portées devant la Cour constitutionnelle, et compte tenu du nombre très élevé de ces affaires, il semble normal que cette haute juridiction ait mis un certain temps pour avoir une vue d’ensemble de ces questions et se prononcer par des arrêts de principe (Süßmann, précité, § 59). De plus, ainsi qu’il ressort des informations et documents récents parvenus à la Cour, la Cour constitutionnelle, faisant application des règles établies par elle dans ses arrêts de principe, a commencé à rendre des décisions en série dans le cadre de recours individuels liés à la tentative de coup d’État. Il faut souligner aussi que, dans le même temps, la haute juridiction a poursuivi le traitement des affaires non liées à la tentative de coup d’État qui étaient pendantes devant elle.
42.  Par ailleurs, la Cour note que les autorités ont rapidement pris des mesures qui ont eu pour conséquence d’alléger la charge de travail de la Cour constitutionnelle (voir, en ce sens, Buchholz c. Allemagne, 6 mai 1981, § 63, série A no 42). En effet, par le décret-loi no 685 adopté le 2 janvier 2017, le Conseil des ministres a établi une commission d’examen des actes pris dans le cadre de l’état d’urgence, permettant à la Cour constitutionnelle de renvoyer une grande partie des affaires pendantes devant elle et soulageant de la sorte cette juridiction de la surcharge de travail liée à l’examen de ces recours. Par la suite, la loi no 7145 du 25 juillet 2018, entrée en vigueur le 31 juillet 2018, a énoncé que les recours pendants devant la Cour constitutionnelle, portant sur des griefs relatifs à la durée de procédure ou à la non-exécution et/ou à l’exécution partielle ou tardive de décisions de justice, devaient être examinés par la commission d’indemnisation instaurée par la loi no 6384 (loi relative au règlement, par l’octroi d’une indemnité, de certaines requêtes introduites devant la Cour européenne des droits de l’homme). Après l’entrée en vigueur de cette loi, la Cour constitutionnelle a renvoyé à la commission d’indemnisation l’ensemble des recours portant sur ces griefs, à l’instar de la Cour dans l’affaire Müdür Turgut et autres ((déc.), no 4860/09, 26 mars 2013).
43.  Ainsi, tant l’attitude de la Cour constitutionnelle que les mesures adoptées par les autorités reflètent la volonté de celles-ci de s’attaquer au problème de l’engorgement du rôle de cette haute juridiction dans le but d’éviter que cette situation ne finisse par revêtir un caractère structurel. Les moyens rapides mis en œuvre semblent avoir abouti à des résultats satisfaisants, puisque 89 653 recours ont été tranchés en 2017, ce qui a ramené le nombre de recours pendants à la fin de cette année à 36 416. En 2018, la Cour constitutionnelle a tranché 35 395 recours, ce qui a permis de garder sous contrôle le nombre de recours pendants, et ce malgré le nombre important de nouvelles requêtes (paragraphes 17-18 ci-dessus).
44.  À la lumière de ce qui précède, dans les circonstances spécifiques de l’affaire – notamment la surcharge de travail de la Cour constitutionnelle, liée à un événement soudain et imprévisible, et les efforts déployés par les autorités pour juguler ce problème –, la Cour considère que l’exigence de respect d’un « bref délai » définie à l’article 5 § 4 de la Convention a été remplie.
45.  Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
46.  Cette conclusion ne signifie pas toutefois que la Cour constitutionnelle ait carte blanche au regard de griefs similaires soulevés sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention. Conformément à l’article 19 de la Convention, la Cour conserve sa compétence de contrôle ultime pour les griefs présentés par d’autres requérants qui se plaignent de ne pas avoir obtenu dans un bref délai à compter de l’introduction de leur recours individuel devant la Cour constitutionnelle une décision judiciaire concernant la régularité de leur détention.
3)  Griefs relatifs à l’équité du procès
47.  Le requérant soutient que la circonstance d’avoir été empêché de s’entretenir avec son avocat et de n’avoir pas été suffisamment informé des accusations portées contre lui ont emporté violation de son droit à un procès équitable au sens de l’article 6 de la Convention.
48.  La Cour note que le requérant a présenté ces griefs devant la Cour constitutionnelle et qu’il s’est plaint d’une atteinte à son droit à un procès équitable. La haute juridiction a rejeté les griefs précités pour non‑épuisement des voies de recours internes, dans la mesure où la procédure pénale diligentée contre l’intéressé était pendante. Après examen du dossier, la Cour ne voit aucune raison de parvenir à une conclusion différente. À l’instar de la haute juridiction, la Cour estime que le requérant était tenu d’attendre l’issue de la procédure pénale diligentée contre lui avant d’introduire son recours individuel. Elle rejette donc le grief relatif au droit à un procès équitable pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
4)  Le restant des griefs
49.  Le requérant soutient que son placement en détention a enfreint l’article 3 de la Convention.
50.  Invoquant l’article 5 de la Convention, le requérant se plaint de l’absence d’audience lors de l’examen de son opposition et de la non-communication de l’avis du procureur de la République à cette occasion. Il se plaint aussi de n’avoir pas été suffisamment informé des accusations portées contre lui.
51.  Invoquant l’article 7 de la Convention, le requérant se plaint d’avoir été placé en détention pour des faits qui n’étaient pas constitutifs d’une infraction.
52.  Sur le terrain de l’article 8 de la Convention, le requérant dénonce une atteinte à sa liberté de correspondance car la décision ayant ordonné son placement en détention était d’après lui fondée sur son utilisation d’une messagerie.
53.  Invoquant les articles 9, 10 et 14 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 12 à la Convention, le requérant plaide avoir fait l’objet d’une enquête pénale et avoir été placé en détention du fait de ses convictions, de ses idées, de ses déclarations et de son mode de vie.
54.  Ainsi qu’il ressort de la décision de la Cour constitutionnelle, le requérant n’a pas présenté ces griefs dans le cadre de son recours individuel et n’a pas soutenu que la Cour constitutionnelle avait manqué d’examiner de tels griefs présentés dans le cadre de son recours individuel. Pour autant que le requérant se plaint de ne pas avoir été suffisamment informé des accusations portées contre lui, la Cour note qu’il les a présentées dans le cadre de son recours constitutionnel en lien avec son droit à un procès équitable, au sens de l’article 6 de la Convention. La Cour constitutionnelle a examiné ce grief sous l’angle de la disposition invoquée par le requérant et l’a déclaré irrecevable pour non-épuisement des voies de recours interne. On ne saurait reprocher à la Cour constitutionnelle de n’avoir pas décidé d’examiner ce grief en plus sous l’angle de l’article 5 de la Convention. Il s’ensuit que ces griefs doivent être rejetés pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Ajourne l’examen des griefs du requérant tirés de la régularité du placement en détention provisoire, du manque d’indépendance et d’impartialité des juges de paix et de la restriction d’accès au dossier d’enquête ;
Déclare la requête irrecevable pour le surplus.
Fait en français puis communiqué par écrit le 9 mai 2019.
Hasan BakırcıRobert Spano
Greffier adjointPrésident
 
 

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