Ahmet Tunç et autres c. Turquie (déc.)
Karar Dilini Çevir:
Ahmet Tunç et autres c. Turquie (déc.)

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 226
Février 2019
Ahmet Tunç et autres c. Turquie (déc.) - 4133/16 et 31542/16
Décision 29.1.2019 [Section II]
Article 35
Article 35-1
Épuisement des voies de recours internes
Absence de circonstances particulières qui justifieraient une exemption de l’obligation d’exercer un recours devant la Cour constitutionnelle : irrecevable
Article 34
Entraver l'exercice du droit de recours
Examiner le grief tiré d’un non-respect de la mesure provisoire indiquée par la Cour reviendrait à contourner la règle de l’épuisement des voies de recours internes
En fait – En 2015, la situation en matière de sécurité dans le Sud-Est de la Turquie se dégrada en raison de l’intensification des hostilités menées par des groupes armés illégaux liés au PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). En réaction, les autorités turques imposèrent des couvre-feux dans certaines villes et communes, dans le but déclaré d’éliminer les tranchées creusées et les explosifs dissimulés par des membres des groupes armés, et de protéger les civils contre la violence. Le 14 décembre 2015, un couvre-feu fut instauré dans la ville de Cizre, interdisant aux habitants de quitter leur domicile quelle que fût l’heure. Un couvre-feu ininterrompu fut maintenu à Cizre jusqu’à son assouplissement en mars 2016.
Le 18 janvier 2016, Orhan Tunç, un proche des requérants, aurait été touché par des coups de feu provenant de véhicules blindés. Malgré un certain nombre d’appels adressés aux services d’urgence, aucune ambulance ne fut envoyée. Le 19 janvier 2016, la Cour européenne fit droit à une demande de mesure provisoire fondée sur l’article 39 de son règlement et indiqua aux autorités turques qu’elles devaient assurer à Orhan Tunç un accès immédiat à un hôpital. Le 3 février 2016, Orhan Tunç n’avait toujours pas été conduit à l’hôpital. Le 15 février 2016, on retrouva son corps sans vie dans la cave d’un bâtiment où il s’était réfugié ; Orhan Tunç aurait été tué par les forces de l’ordre lorsqu’elles pilonnaient ce bâtiment.
Les requérants soutenaient notamment que les autorités avaient manqué à leur obligation positive de protéger la vie de Orhan Tunç, affirmant qu’elles n’avaient pas assuré l’accès de celui-ci à une structure médicale alors qu’elles le savaient grièvement blessé. Ils ajoutaient que leur proche avait été tué en raison d’un recours disproportionné à la force par des agents de l’État dans le bâtiment où il s’était réfugié, et que son décès n’avait donné lieu à aucune enquête effective. Sur le terrain de l’article 34 de la Convention, ils estimaient que l’État défendeur ne s’était pas conformé aux mesures provisoires indiquées par la Cour.
En droit
Article 35 § 1 (épuisement des voies de recours internes) : la procédure qui en Turquie permet de former un recours individuel auprès de la Cour constitutionnelle représente un recours effectif relativement aux violations des droits et libertés protégées par la Convention et elle offre des perspectives de réparation adéquate. Les griefs des requérants sont a priori prématurés puisque leurs recours concernant ces griefs sont pendants devant la Cour constitutionnelle.
a) Existence de circonstances spéciales – Selon les principes de droit international généralement reconnus, certaines circonstances particulières peuvent dispenser un requérant de l’obligation d’épuiser les recours internes. L’un de ces éléments peut être la passivité totale des autorités nationales face à des allégations sérieuses selon lesquelles des agents de l’État ont commis des fautes ou causé un préjudice, par exemple lorsqu’elles n’ouvrent aucune enquête ou ne proposent aucune aide. Le seuil de cette exonération fondée sur des « circonstances particulières » est élevé et l’existence de telles circonstances n’est constatée qu’à titre exceptionnel.
Les graves allégations relatives à des violations des droits de l’homme qui auraient été perpétrées lors des couvre-feux dans le Sud-Est de la Turquie et les arguments relatifs à l’existence d’une pratique qui consisterait en Turquie à laisser impunies des violations des droits de l’homme commises par les forces de l’ordre n’exonéraient pas les requérants de l’obligation d’épuiser l’ensemble des recours internes qui s’offraient à eux. Tous les griefs concernant les actes illégaux qu’auraient commis des agents de l’État mais aussi la réaction inefficace de l’appareil judiciaire à ces actes ont été – ou auraient pu être – soulevés par les requérants devant la Cour constitutionnelle.
La formation d’un recours individuel, qui est possible devant la Cour constitutionnelle depuis le 23 septembre 2012, est pleinement capable d’aboutir à l’examen de ces allégations, ainsi que de tout autre grief formulé par les requérants devant la Cour européenne. Bien que les requérants aient plaidé que, depuis septembre 2012, la Cour constitutionnelle n’avait pas encore rendu un seul arrêt sur les violations commises par les forces de l’ordre dans le cadre d’opérations antiterroristes, et bien qu’ils aient exprimé des doutes sur la capacité de la haute juridiction à traiter pareils griefs, la Cour dit que, dans un ordre juridique prévoyant la protection constitutionnelle des droits fondamentaux, il appartient à l’individu lésé d’éprouver l’étendue de cette protection. Le simple fait de nourrir des doutes quant à l’effectivité d’un recours donné n’est pas de nature à exonérer les requérants de l’obligation d’en faire usage.
Un certain nombre d’organes internationaux ont évoqué une érosion de l’indépendance judiciaire en Turquie. La Cour prend acte de la gravité de ces préoccupations mais elle ne saurait rechercher dans l’abstrait s’il existe en Turquie un problème général d’indépendance et d’impartialité touchant le fonctionnement général du système judiciaire, et tirer d’une telle évaluation des conclusions pertinentes pour la cause des requérants. Elle doit plutôt concentrer son examen sur les faits et les éléments de preuve qui lui ont été présentés. Elle considère à cet égard que les requérants n’ont pas suffisamment étayé l’argument selon lequel le système judiciaire turc en général – et la Cour constitutionnelle en particulier – n’a pas la volonté et la compétence pour examiner les griefs des requérants de manière indépendante et impartiale en raison d’une influence indue de l’exécutif. Des doutes quant à un défaut d’indépendance et d’impartialité des autorités d’enquête ou des juridictions peuvent dans certaines circonstances soulever une question sur le terrain de l’article 2 de la Convention mais ils ne peuvent pas, en principe, être formulés en tant qu’action préventive tendant à l’exonération de l’obligation d’épuiser les voies de recours internes. 
b) Durée excessive de la procédure devant la Cour constitutionnelle – Il n’est pas déraisonnable que la Cour constitutionnelle soit restée quelque peu inactive pendant que les investigations pénales concernant des décès, notamment celui de Orhan Tunç, étaient en cours et que les autorités d’enquête découvraient, en théorie du moins, les circonstances du décès de M. Tunç. Il semble qu’après la fin de la procédure pénale la Cour constitutionnelle ait commencé à examiner l’affaire de manière plus active. Étant donné qu’il ne s’est écoulé que un an et six mois depuis l’achèvement de la procédure pénale en question, et compte tenu de la complexité manifeste de l’affaire et de l’avancement raisonnable de la procédure devant la Cour constitutionnelle, on ne saurait pour l’heure affirmer que cette juridiction n’a pas examiné les allégations des requérants en temps voulu.
c) Non-exécution alléguée des décisions de la Cour constitutionnelle – Les décisions de la Cour constitutionnelle s’imposent à l’ensemble des organes et autorités de l’État, ainsi qu’à toute personne physique ou morale. Le manquement délibéré à mettre en œuvre un jugement définitif et exécutoire est de nature à altérer la crédibilité et l’autorité du pouvoir judiciaire et à compromettre son effectivité. Cependant, en l’absence de preuve convaincante du contraire, il n’y avait pas lieu à l’époque pertinente de douter qu’une décision finale de la Cour constitutionnelle constatant une violation relativement aux griefs des requérants serait exécutée de manière effective.
Conclusion : irrecevable (non-épuisement des voies de recours internes).
Article 34 : Le grief tiré de l’article 34 relatif au non-respect de la mesure provisoire indiquée sur le fondement de l’article 39 du règlement de la Cour concerne en fait l’obligation positive, découlant pour l’État défendeur de l’article 2, de protéger la vie des personnes relevant de sa juridiction. La Cour constitutionnelle, autorité judiciaire suprême, devait avoir la possibilité d’examiner la substance de ce grief. Compte tenu du lien étroit qui existe en l’espèce entre les griefs tirés des articles 2 et 34, la Cour estime qu’elle ne doit pas à ce stade examiner le grief fondé sur l’article 34, car cette disposition implique nécessairement un examen des obligations positives qui incombent à l’État au regard de l’article 2. Certes, il n’y a pas d’obligation, pour les fondés sur l’article 34, d’épuiser les voies de recours internes, et la Cour est la seule autorité à pouvoir vérifier qu’une mesure provisoire a été respectée ; mais le fait de procéder à un examen du grief tiré de l’article 34 reviendrait en fait à contourner la règle de l’épuisement des voies de recours internes relativement aux griefs connexes tirés de l’article 2.
Conclusion : irrecevable (prématurité du grief).
(Voir aussi Sargsyan c. Azerbaïdjan [GC], 40167/06, 16 juin 2015, Note d’information 186 ; Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], 17153/11 et al., 25 mars 2014, Note d’information 172 ; Kaya et autres c. Turquie (déc.), 9342/16, 20 mars 2018 ; Akdivar et autres c. Turquie, 21893/93, 16 septembre 1996)
 
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Rédigé par le greffe, ce résumé ne lie pas la Cour.
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