AFFAIRE TOTHPAL ET SZABO c. ROUMANIE
Karar Dilini Çevir:
AFFAIRE TOTHPAL ET SZABO c. ROUMANIE

 
 
 
QUATRIÈME SECTION
 
 
 
 
 
 
AFFAIRE TOTHPAL ET SZABO c. ROUMANIE
 
(Requêtes nos 28617/13 et 50919/13)
 
 
 
 
 
 
 
 
ARRÊT
 
 
STRASBOURG
 
19 février 2019
 
 
 
 
 
 
 
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
 

En l’affaire Tothpal et Szabo c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en un comité composé de :
Paulo Pinto de Albuquerque, président,
Egidijus Kūris,
Iulia Antoanella Motoc, juges,
et de Andrea Tamietti, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 29 janvier 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 28617/13 et 50919/13) dirigées contre la Roumanie et dont deux ressortissants de cet État, M. Bela Tothpal (« le premier requérant ») et M. Csongor Szabo (« le second requérant »), ont saisi la Cour le 1er avril 2013 et le 30 juillet 2013 respectivement en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Me C.I. Crăciun, avocat à Arad, et Me O.‑L. Olariu, avocat à Cluj-Napoca, respectivement. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.
3. Les requérants alléguaient en particulier que leur condamnation pénale pour exercice illégal de la fonction de prêtre avait emporté violation de plusieurs droits garantis par la Convention.
4. Le 4 mars 2014, les requêtes ont été communiquées au Gouvernement.
5. Le Gouvernement s’est opposé à l’examen de la requête par un comité. Après avoir examiné cette objection, la Cour l’a rejetée.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
6. Le premier requérant est né en 1966 et réside à Arad. Le second requérant est né en 1971 et réside à Gherla.
A. La requête no 28617/13 (Tothpal c. Roumanie)
1. Le contexte de l’affaire
7. Le premier requérant était le pasteur de la communauté évangélique luthérienne de la ville d’Arad, fonction qu’il assura en vertu d’un contrat de travail conclu avec les représentants de la paroisse luthérienne en application des décisions de l’assemblée générale de celle-ci.
8. En 2008, en vertu de la loi no 489/2006 sur la liberté religieuse (« la loi no 489/2006 » ; paragraphe 28 ci-dessous), le premier requérant constitua avec plusieurs membres de la communauté luthérienne, devant notaire, le groupement religieux « Les Chrétiens Libres », un groupement de confession luthérienne non doté de la personnalité morale, ainsi que l’association « l’Église évangélique luthérienne autonome ».
9. Le premier requérant entra en conflit avec la hiérarchie de l’Église évangélique luthérienne de Roumanie (« l’Église luthérienne »). À la suite d’une procédure disciplinaire, par une décision du 17 août 2009 de la commission de discipline, l’Église luthérienne le destitua de la fonction de pasteur et nomma un nouveau pasteur dans la paroisse d’Arad.
10. Soutenu par les représentants de la paroisse, le premier requérant continua de célébrer les offices à l’église luthérienne en présence d’une partie des membres de la communauté. Il afficha sur la porte de l’église une annonce qui précisait que les offices étaient désormais organisés par le groupement religieux « Les Chrétiens Libres ». Il participa également à des cérémonies religieuses en dehors de l’église.
11. Le nouveau pasteur demanda au nom de la paroisse l’expulsion du premier requérant de l’église et de la maison paroissiale. La demande fut rejetée le 3 mars 2010 par le tribunal départemental d’Arad au motif que l’organe statutaire de la paroisse, à savoir son assemblée générale, s’était prononcé en faveur du premier requérant et n’avait pas reconnu au nouveau pasteur la qualité de représentant de la paroisse.
2. La procédure pénale pour exercice illégal de la fonction de prêtre
12. Le 3 mars 2010, l’Église luthérienne et la paroisse, représentée par le nouveau pasteur, déposèrent une plainte pénale contre le premier requérant pour exercice illégal de la prêtrise. Elles exposèrent que celui-ci continuait de conduire l’office religieux à l’église luthérienne en méconnaissance de la décision de destitution.
13. Le 22 juillet 2011, le parquet près le tribunal de première instance d’Arad rendit un non-lieu. Il constata que les membres de la communauté luthérienne d’Arad avaient été informés de la destitution du premier requérant et qu’une majorité d’entre eux avait suivi et soutenu l’intéressé. Il conclut que les agissements du premier requérant ne constituaient pas des infractions. Le parquet releva toutefois que la fonction de prêtre ne pouvait être exercée qu’avec l’accord des organisations religieuses, dotées ou non de la personnalité morale, et que, en l’occurrence, cet accord avait été retiré au premier requérant en août 2009 (paragraphe 9 ci-dessus). Par conséquent, il infligea à ce dernier une amende administrative de 1 000 lei roumains (RON), soit l’équivalent d’environ 235 euros (EUR).
14. Les plaignants contestèrent la décision du parquet devant le tribunal de première instance d’Arad et demandèrent la condamnation pénale du premier requérant. Dans le cadre de sa défense, ce dernier indiqua que les fidèles du culte évangélique luthérien étaient au courant de sa destitution et qu’ils avaient librement choisi de participer aux offices organisés par un groupement religieux autonome conformément à l’annonce affichée sur la porte de l’église. Il ajouta qu’il n’avait pas agi en tant que pasteur luthérien, mais seulement en tant que pasteur protestant, dignité que lui auraient conférée ses études de théologie et la doctrine du culte protestant. Les témoins entendus, sur demande du premier requérant, confirmèrent que les membres de la communauté étaient informés de l’exclusion de ce dernier de l’Église luthérienne et que l’intéressé célébrait la messe protestante, à l’église, selon un rituel différent de celui luthérien.
15. Par un jugement du 20 mars 2012, le tribunal de première instance d’Arad accueillit la contestation et condamna le premier requérant à une amende pénale de 4 000 RON, soit l’équivalent d’environ 900 EUR. Le tribunal releva que, après sa destitution, le premier requérant avait continué à officier comme pasteur, en célébrant l’office religieux et en participant à des cérémonies nuptiales, baptismales ou funéraires. Il écarta l’argument tiré de la notoriété publique de l’exclusion du premier requérant de l’Église luthérienne, estimant que ce dernier était responsable de l’exercice illégal de la fonction de pasteur dès lors que la communauté luthérienne d’Arad n’avait pas contesté la juridiction de l’Église luthérienne de Roumanie et qu’elle n’était pas devenue autonome par rapport à cette organisation religieuse.
16. Sur recours du premier requérant, la cour d’appel de Timişoara confirma ce jugement par un arrêt du 2 octobre 2012. La cour d’appel jugea que le premier requérant avait accompli des rites spécifiques au culte luthérien, alors que sa destitution constituait un empêchement légal à la poursuite de l’activité de pasteur dans la paroisse luthérienne d’Arad.
3. La procédure pénale pour abus en service (abuz în serviciu) et gestion frauduleuse, et la requête devant la Cour relative à cette procédure
17. Le 14 août 2013, le premier requérant saisit la Cour d’une seconde requête, qui fut enregistrée sous le no 55662/13. Il alléguait diverses violations de la Convention en raison d’un prétendu défaut d’équité d’une procédure pénale distincte à l’issue de laquelle il avait été condamné à une peine de trois ans d’emprisonnement pour abus en service et gestion frauduleuse des biens immobiliers de la paroisse luthérienne d’Arad, ainsi qu’en raison de ses conditions de détention.
18. Le 18 décembre 2013, la Cour communiqua au Gouvernement le grief tiré des conditions de détention et déclara le restant de la requête irrecevable conformément à l’article 54 § 3 de son règlement.
19. Le 8 avril 2014, le requérant informa la Cour qu’il n’entendait plus maintenir cette requête. Par conséquent, le 27 mai 2014, la Cour raya la requête no 55662/13 du rôle.
B. La requête no 50919/13 (Szabo c. Roumanie)
1. Le contexte de l’affaire
20. En 1995, par une décision de l’Église réformée de Roumanie (« l’Église réformée »), le second requérant fut nommé prêtre dans le village de Băiţa, fonction qu’il exerça sur la base d’un contrat de travail conclu avec ladite Église. En 2008, il entra en conflit avec cette dernière en raison de l’introduction d’une requête en divorce. L’Église réformée mit fin à son contrat de travail, le destitua de la fonction de prêtre et lui interdit de conduire l’office religieux réformé. Un nouveau prêtre fut nommé à Băiţa.
21. Le nouveau prêtre célébrait l’office à l’église du village. Le second requérant, qui était soutenu par la majorité des fidèles du culte réformé de Băiţa, organisait des rencontres religieuses dans la maison paroissiale, dans laquelle il habitait encore temporairement, ou dans les maisons des fidèles. À la demande de ces derniers, il célébra des mariages et des baptêmes et participa à des cérémonies d’enterrement. Le second requérant affirme que ces évènements se déroulaient selon d’autres rituels que ceux spécifiques au culte réformé. Il dit aussi que les fidèles chantaient et récitaient des prières et que lui-même leur parlait sans revendiquer la qualité de prêtre réformé.
2. La procédure pénale pour exercice illégal de la fonction de prêtre
22. En février 2009, l’Église réformée déposa une plainte pénale contre le second requérant pour exercice illégal de la prêtrise. Elle exposa que le second requérant continuait de conduire l’office religieux réformé dans le village de Băiţa en méconnaissance de la décision de destitution (paragraphe 20 ci-dessus).
23. Par une ordonnance du 5 octobre 2011, le parquet près le tribunal de première instance de Gherla rejeta la plainte. Il nota que la communauté réformée de Băiţa était scindée depuis 2008 et qu’une partie des fidèles avait délibérément suivi le second requérant et participait à des réunions religieuses qui ne s’apparentaient pas à l’office réformé.
24. Par une décision du 14 décembre 2011, le parquet près le tribunal départemental de Cluj confirma cette ordonnance.
25. L’Église réformée saisit le tribunal de première instance de Gherla d’une contestation de la décision du 14 décembre 2011 susmentionnée et d’une demande de condamnation du second requérant. Par un jugement avant dire droit du 6 mars 2012, le tribunal de première instance infirma la décision du parquet et, estimant les éléments de preuve disponibles dans le dossier du parquet suffisants pour justifier le renvoi en jugement du second requérant, retint l’affaire pour un examen sur le fond. Le tribunal prit en considération les déclarations des témoins entendus par le parquet, dont celles des témoins proposés par le second requérant, qui avaient confirmé que ce dernier n’avait pas célébré l’office réformé et qu’il ne portait pas l’habit spécifique à ce culte. Le tribunal jugea que ces témoignages n’étaient pas crédibles au motif que les témoins en question n’avaient pas de formation théologique. S’appuyant sur les déclarations des témoins proposés par l’Église réformée et sur des pièces fournies par cette dernière, le tribunal considéra qu’il s’agissait bien de la célébration de l’office réformé, activité interdite au second requérant.
26. Par un jugement du 4 octobre 2012, le tribunal de première instance de Gherla condamna le second requérant pour exercice illégal de la fonction de prêtre, au motif que l’intéressé avait continué à assurer le service religieux réformé et à célébrer des mariages, des enterrements et des baptêmes. Il conclut que le second requérant avait agi de manière contraire à l’enseignement chrétien, et qu’il avait ainsi créé et entretenu un foyer de discorde au sein de la communauté réformée de Băiţa. Le tribunal condamna le second requérant à une peine d’emprisonnement ferme de deux mois, estimant que seule la détention pouvait l’amener à réfléchir à son comportement et à s’amender en jeûnant et en priant pendant au minimum quarante jours, après quoi il pourrait bénéficier d’une libération conditionnelle.
27. Sur recours du second requérant, la cour d’appel de Cluj infirma en partie ce jugement par un arrêt du 31 janvier 2013. La cour d’appel considéra que, eu égard à la division de la communauté réformée de Băiţa, la privation de liberté du second requérant était de nature à aggraver ce conflit, et elle prononça le sursis de la peine d’emprisonnement avec une période de mise à l’épreuve de deux ans et deux mois. Elle attira l’attention du second requérant sur les conséquences d’une réitération de ses agissements.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
28. L’article 23 § 4 de la loi no 489/2006 se lit comme suit :
« L’exercice de la fonction de prêtre, ou de toute autre fonction qui implique l’exercice des prérogatives de prêtre, sans l’autorisation ou l’accord explicite des structures religieuses dotées ou non de la personnalité juridique est puni selon les dispositions de la loi pénale. »
29. L’ancien code pénal roumain, qui était en vigueur jusqu’au 1er février 2014, réprimait, en son article 281, l’infraction d’exercice illégal d’une profession en ces termes :
« L’exercice illégal d’une profession ou de toute autre activité pour laquelle la loi exige une autorisation (...) est puni d’une peine d’emprisonnement [allant] de un mois à un an ou d’une amende. »
30. Le nouveau code pénal, en vigueur depuis le 1er février 2014, comporte une disposition similaire en son article 348, les limites de la peine ayant été modifiées pour être portées de trois mois à un an d’emprisonnement.
31. Le code de la famille en vigueur jusqu’au 30 septembre 2011 disposait en son article 3 que seul le mariage conclu devant un officier de l’état civil pouvait créer des droits et des obligations pour les conjoints. L’article 259 § 3 du nouveau code civil en vigueur depuis le 1er octobre 2011 dispose que la célébration du mariage religieux ne peut avoir lieu qu’après la conclusion du mariage civil.
EN DROIT
I. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES
32. Compte tenu de la similitude des présentes requêtes quant aux faits et aux questions de fond qu’elles soulèvent, la Cour juge approprié d’ordonner leur jonction, en application de l’article 42 § 1 de son règlement.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 9 DE LA CONVENTION
33. Les requérants allèguent que leur condamnation pénale pour exercice illégal de la fonction de prêtre a emporté violation de leur droit à la liberté de religion. Le premier requérant invoque l’article 9 combiné avec les articles 6, 13 et 14 de la Convention. Le second requérant invoque quant à lui l’article 9 combiné avec les articles 6, 10, 11 et 14 de la Convention.
34. La Cour rappelle qu’elle est maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause. L’objet d’une affaire qui lui est « soumise » dans l’exercice du droit de recours individuel est délimité par le grief soumis par le requérant. Un grief comporte deux éléments : des allégations factuelles et des arguments juridiques. En vertu du principe jura novit curia, la Cour n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par le requérant en vertu de la Convention et de ses Protocoles, et elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par le requérant (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, §§ 114 et 126, 20 mars 2018).
35. En application de ces principes, la Cour estime, en l’espèce, qu’il convient d’examiner les griefs des requérants sur le terrain du seul article 9 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.
2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
A. Sur la recevabilité
36. S’agissant de la requête no 28617/13 (Tothpal c. Roumanie), le Gouvernement estime que le premier requérant a usé du droit de recours individuel de manière abusive au motif qu’il n’a pas informé la Cour qu’il avait été poursuivi et condamné, dans le cadre d’une autre procédure pénale, à une peine de trois ans d’emprisonnement ferme des chefs d’abus en service et de gestion frauduleuse des biens immeubles de la communauté luthérienne d’Arad. Il soutient que le premier requérant ne s’est donc pas acquitté de l’amende pénale prononcée dans l’affaire objet de la présente espèce puisque cette peine aurait été absorbée par la peine d’emprisonnement prononcée dans le cadre de la seconde procédure (paragraphes 17-19 ci-dessus). Le Gouvernement voit dans le retrait par le requérant susmentionné de sa seconde requête devant la Cour une tentative d’occulter des faits qui auraient nui à la crédibilité de son grief dans la présente requête.
37. Le premier requérant dément avoir tenté d’induire la Cour en erreur. Il indique qu’il a bien introduit une seconde requête relative à l’autre procédure pénale, qu’il a soulevé à cette occasion d’autres griefs, en plus de ceux tirés de ses conditions de détention (paragraphes 17-19 ci-dessus), et que c’est parce qu’il avait fait l’objet de deux dossiers distincts devant les juridictions nationales qu’il a saisi la Cour de deux requêtes distinctes.
38. La Cour rappelle qu’une requête peut être déclarée abusive notamment si elle se fonde délibérément sur des faits controuvés (Gross c. Suisse [GC], no 67810/10, § 28, CEDH 2014). Une information incomplète et donc trompeuse peut également s’analyser en un abus du droit de recours individuel, particulièrement lorsqu’elle concerne le cœur de l’affaire et que le requérant n’explique pas de façon suffisante pourquoi il n’a pas divulgué les informations pertinentes (Predescu c. Roumanie, no 21447/03, § 25, 2 décembre 2008).
39. En l’espèce, la Cour note que le premier requérant l’a saisie de deux requêtes séparées ayant des objets différents (pour l’objet de la seconde requête, voir les paragraphes 17-19 ci‑dessus). Elle prend en compte l’argument dudit requérant selon lequel celui-ci l’a saisie de ces deux requêtes distinctes parce qu’il avait fait l’objet de deux dossiers distincts devant les juridictions nationales (paragraphe 37 ci‑dessus). Par ailleurs, elle ne saurait suivre l’approche du Gouvernement, qui l’invite à spéculer sur les raisons qui ont amené le requérant en question à retirer la requête no 55662/13 (paragraphe 36 ci‑dessus). Elle estime donc que le premier requérant lui a fourni toutes les informations nécessaires à l’examen de sa requête déposée dans le cadre de la présente affaire, sans en occulter une partie.
40. Il convient donc de rejeter l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement quant à la requête no 28617/13 (Tothpal c. Roumanie).
41. En outre, la Cour note que le Gouvernement n’a soulevé aucune exception d’irrecevabilité quant à la requête no 50919/13 (Szabo c. Roumanie).
42. Constatant que les griefs tirés de la violation du droit à la liberté de religion ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) Le premier requérant
43. Le premier requérant indique qu’il a une formation théologique, et qu’il convient de faire une distinction entre l’activité de prêtre dans un sens professionnel et cette activité au sens biblique. Se fondant sur l’arrêt Serif c. Grèce (no 38178/97, CEDH 1999‑IX), il estime qu’il a agi comme le chef spirituel d’un groupe de personnes qui l’aurait volontairement suivi, et il y voit une expression du pluralisme.
b) Le second requérant
44. Le second requérant expose qu’il est intervenu, à la demande d’une partie de sa communauté, pour la guider, sans toutefois célébrer les rites réformés ni obtenir de gain financier. À cet égard, il avance que la législation pénale ne précisait pas les devoirs d’un prêtre ou les critères permettant de les déterminer, et qu’elle n’était donc pas suffisamment claire. Il conteste les conclusions des tribunaux internes selon lesquelles il a continué à célébrer le rite réformé, arguant que les juges n’avaient pas de formation théologique et qu’ils ne se sont pas fondés sur des critères objectifs. Il s’appuie sur les principes relatifs au pluralisme religieux développés par la Cour dans l’arrêt Agga c. Grèce (no 2) (nos 50776/99 et 52912/99, 17 octobre 2002).
c) Le Gouvernement
45. Le Gouvernement admet que la condamnation pénale des requérants pour exercice illégal de la fonction de prêtre constitue une ingérence dans leur droit à la liberté de religion. Il estime néanmoins que cette ingérence est conforme à la Convention. Il indique à cet égard que l’infraction en question était prévue par les dispositions de la loi no 489/2006 (paragraphe 28 ci‑dessus) et celles du code pénal (paragraphe 29 ci-dessus) et qu’elle poursuivait un but légitime, notamment la protection des droits d’autrui, plus précisément ceux des Églises concernées et de leurs fidèles. Il ajoute que les juridictions nationales ont rendu des décisions motivées et ont jugé que les requérants avaient continué à célébrer les rites spécifiques à leurs cultes respectifs. Il dit aussi qu’elles ont également mis en balance les droits fondamentaux des parties, en donnant priorité au respect de l’autonomie des communautés religieuses. S’agissant en particulier du premier requérant, le Gouvernement estime qu’il convient d’attacher une certaine importance à la condamnation pénale de celui-ci pour gestion frauduleuse des biens de la paroisse luthérienne (paragraphe 17 ci‑dessus). Le Gouvernement conclut que la condamnation pénale des requérants était justifiée par un besoin social impérieux et n’apparaît pas comme disproportionnée.
2. Appréciation de la Cour
46. La Cour note que les deux requérants ont été condamnés au pénal pour avoir exercé sans droit la fonction de prêtre (paragraphes 16 et 27 ci‑dessus). Elle voit dans cette condamnation une ingérence dans leur droit à la liberté de religion qui leur est reconnu par l’article 9 de la Convention. Elle note que le Gouvernement admet d’ailleurs que les intéressés ont subi une telle ingérence (paragraphe 45 ci-dessus).
47. La Cour rappelle ensuite que pareille ingérence emporte violation de cette disposition, sauf si elle est prévue par la loi et nécessaire dans une société démocratique pour atteindre un but légitime (Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], no 30985/96, § 83, CEDH 2000‑XI).
i. L’ingérence était-elle « prévue par la loi » et poursuivait-elle un « but légitime » ?
48. La Cour note que le Gouvernement indique dans ses observations que les faits reprochés aux requérants étaient prévus par la loi no 489/2006 et par le code pénal et que leur condamnation visait la protection des droits d’autrui (paragraphe 45 ci-dessus). Les requérants n’ont pas présenté d’arguments convaincants pour contredire ces affirmations (paragraphes 43 et 44 ci-dessus) et la Cour est disposée à accepter que l’ingérence, prévue la loi, poursuivait le but légitime de la protection des droits des Églises concernées et de leurs fidèles.
ii. L’ingérence était-elle « nécessaire dans une société démocratique » ?
49. La Cour a récemment résumé les principes applicables en la matière dans l’affaire S.A.S. c. France [GC] (no 43835/11, §§ 124-131, CEDH 2014 (extraits)). En particulier, elle a mis l’accent sur le rôle de l’État en tant qu’organisateur neutre et impartial de l’exercice des diverses religions, cultes et croyances, et indiqué que ce rôle contribuait à assurer l’ordre public, la paix religieuse et la tolérance dans une société démocratique. Elle a aussi estimé que le devoir de neutralité et d’impartialité de l’État était incompatible avec un quelconque pouvoir d’appréciation de la part de celui‑ci quant à la légitimité des croyances religieuses ou des modalités d’expression de celles‑ci (Ibid., § 127, et Hassan et Tchaouch, précité, § 78), et considéré que ce devoir imposait à l’État de s’assurer que des groupes opposés se toléraient (Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 107, CEDH 2005‑XI). Elle en a déduit que le rôle des autorités dans ce cas n’était pas de supprimer la cause des tensions en éliminant le pluralisme, mais de s’assurer que des groupes opposés l’un à l’autre se toléraient (Serif, précité, § 53).
50. Se tournant vers la présente espèce, la Cour note que les agissements litigieux ayant servi à justifier la condamnation pénale des requérants relevaient de la sphère religieuse : ceux-ci s’étaient notamment vu reprocher d’avoir assuré le service religieux et d’avoir participé à des cérémonies nuptiales, baptismales ou funéraires (paragraphes 15 et 26 ci-dessus). Ainsi, il n’avait pas été reproché aux intéressés de s’être livrés à l’accomplissement d’actes susceptibles de produire des effets juridiques (voir, a contrario, Serif, précité, § 50, et Agga (no 2), précité, § 57, où la Cour a pris note des dispositions légales de droit grec selon lesquelles les mariages célébrés par les ministres de « religions connues » étaient assimilés à des mariages civils, et les muftis étaient compétents pour statuer sur certains litiges civils entre musulmans). Le Gouvernement n’a d’ailleurs pas soutenu devant la Cour qu’en droit roumain les requérants avaient compétence pour accomplir de tels actes (pour les dispositions internes pertinentes qui rendent obligatoire la conclusion d’un mariage civil, voir le paragraphe 31 ci-dessus). Quant à la condamnation pénale du premier requérant pour gestion frauduleuse des biens de la paroisse, la Cour estime qu’elle n’est pas pertinente pour l’examen de la présente requête (no 28617/13). En effet, cette condamnation a été infligée à l’issue d’une procédure pénale distincte, qui a fait l’objet d’une requête séparée devant la Cour (no 55662/13 – paragraphe 17 ci‑dessus).
51. La Cour note ensuite que les requérants ont constamment affirmé avoir agi avec le soutien d’une partie de leurs communautés respectives (paragraphes 14 et 23 ci‑dessus), ce que le Gouvernement n’a pas contesté dans ses observations devant elle (paragraphe 45 ci-dessus). Or la Cour rappelle avoir déjà dit que punir une personne au simple motif qu’elle a agi comme chef religieux d’un groupe qui la suit volontairement ne peut guère passer pour compatible avec les exigences d’un pluralisme religieux dans une société démocratique (Serif, précité, § 51 in fine).
52. Qui plus est, la Cour note que, même si les faits reprochés aux requérants ont eu lieu en raison de la scission de leurs communautés respectives, il n’a pas été établi, ni devant les juridictions nationales, ni devant elle, que la scission de ces communautés avait engendré des tensions ou des confrontations appelant une intervention de la part des autorités de l’État. La Cour rappelle avoir déjà dit que des tensions risquent d’apparaître lorsqu’une communauté, religieuse ou autre, se divise, mais c’est là l’une des conséquences inévitables du pluralisme (Serif, précité, § 53, et Agga (no 2), précité, § 60). Des mesures de l’État favorisant un dirigeant d’une communauté religieuse divisée ou visant à contraindre la communauté, contre ses propres souhaits, à se placer sous une direction unique constituent une atteinte à la liberté de religion. Dans une société démocratique, l’État n’a pas besoin de prendre des mesures pour garantir que les communautés religieuses demeurent ou soient placées sous une direction unique (voir, Hassan et Tchaouch, précité, § 78 in fine, et, mutatis mutandis, Miroļubovs et autres c. Lettonie, no 798/05, § 80, 15 septembre 2009). Cependant, force est de constater qu’en l’espèce, en condamnant les requérants pour leurs activités religieuses, les autorités roumaines ont de facto placé une partie des communautés religieuses des villes d’Arad et Băiţa sous l’égide des Églises luthérienne et réformée, excluant, pour les fidèles qui le souhaitaient, la possibilité de suivre les rites officiés par les requérants.
53. Dès lors, la Cour considère que les condamnations infligées aux requérants n’étaient pas justifiées dans les circonstances des espèces par « un besoin social impérieux » et que l’ingérence dans leur droit de manifester leur religion collectivement, en public, par le culte et l’enseignement n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ». Il y a donc eu violation de l’article 9 de la Convention.
III. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES
54. Se fondant sur les articles 6 et 13 de la Convention, le premier requérant se plaint en outre d’un défaut d’équité de la procédure disciplinaire menée à son encontre (paragraphe 9 ci-dessus). Invoquant l’article 6 de la Convention, le second requérant critique la durée de la procédure pénale menée en l’espèce, qu’il qualifie d’excessive, et il dénonce une atteinte au principe de l’égalité des armes en ce que les juridictions nationales auraient ignoré les éléments de preuve proposés pour sa défense.
55. Compte tenu de l’ensemble des éléments dont elle dispose, et pour autant que les griefs des requérants tirés des articles 6 et 13 de la Convention relèvent de sa compétence, la Cour estime que ces griefs ne révèlent aucune apparence de violation des droits et libertés énoncés dans la Convention ou ses Protocoles. Dès lors, ces griefs doivent être déclarés irrecevables, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
56. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
57. Le premier requérant indique qu’il ne sollicite aucune somme au titre du dommage qu’il aurait subi, le constat de violation représentant une réparation suffisante à ses yeux. Le second requérant réclame 30 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi.
58. Le Gouvernement prend note que le premier requérant ne sollicite aucune somme au titre de la satisfaction équitable. S’agissant du second requérant, le Gouvernement estime que le constat de violation pourrait constituer une réparation suffisante et que la somme réclamée est excessive par rapport à la jurisprudence de la Cour.
59. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au second requérant 4 500 EUR au titre du préjudice moral. Puisque le premier requérant n’a demandé aucune somme pour préjudice moral, la Cour estime que le constat de violation constitue à son égard une satisfaction équitable suffisante.
B. Frais et dépens
60. Le premier requérant ne demande pas le remboursement des frais et dépens engagés. Le second requérant demande 170 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et 1 300 EUR pour ceux engagés devant la Cour. Il soumet, à titre de justificatifs, les copies de la quittance délivrée par l’avocat qui l’a représenté devant les juridictions nationales, du contrat qu’il a conclu avec le même avocat pour sa représentation devant la Cour et des factures délivrées pour la traduction de plusieurs documents.
61. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter la demande du second requérant, au motif que les justificatifs envoyés par ce dernier ne démontrent pas l’existence d’un lien avec la procédure devant la Cour.
62. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 1 470 EUR, tous frais confondus, et l’accorde au second requérant.
C. Intérêts moratoires
63. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, A L’UNANIMITÉ,
1. Décide de joindre les requêtes ;
 
2. Déclare le grief tiré de l’article 9 de la Convention recevable et le restant des requêtes irrecevable ;
 
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 9 de la Convention ;
 
4. Dit que le constat de violation constitue une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le premier requérant ;
 
5. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au second requérant, dans les trois mois, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
i. 4 500 EUR (quatre mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,
ii. 1 470 EUR (mille quatre cent soixante-dix euros), plus tout montant pouvant être dû par le second requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
 
6. Rejette la demande de satisfaction équitable du second requérant pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 19 février 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Andrea TamiettiPaulo Pinto de Albuquerque
Greffier adjointPrésident
 

Full & Egal Universal Law Academy