AFFAIRE ÖZBAY c. TURQUIE
Karar Dilini Çevir:
AFFAIRE ÖZBAY c. TURQUIE

 
 
 
DEUXIÈME SECTION
 
 
 
 
 
 
 
AFFAIRE ÖZBAY c. TURQUIE
 
(Requête no 62610/12)
 
 
 
 
 
 
 
 
ARRÊT
 
 
 
 
 
 
 
STRASBOURG
 
12 février 2019
 
 
 
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Özbay c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :
Julia Laffranque, présidente,
Valeriu Griţco,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 22 janvier 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 62610/12) dirigée contre la République de Turquie et dont une ressortissante de cet État, Mme Esen Özbay (« la requérante »), a saisi la Cour le 12 septembre 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante a été représentée par Me F.A. Tamer, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Par une décision du 8 avril 2014, le grief relatif à la durée des procédures a été déclaré irrecevable. Le 11 décembre 2017, les griefs concernant les atteintes alléguées au droit à la liberté d’expression de la requérante et à l’accès de celle-ci à un tribunal ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
4. La requérante est née en 1980 et réside à Istanbul.
A. La procédure pénale engagée devant la 9e cour d’assises d’Istanbul
5. Le 2 mars 2005, le procureur de la République d’Istanbul inculpa la requérante de l’infraction de propagande en faveur d’une organisation terroriste en raison de la publication d’un article, intitulé « Les martyrs de la révolution sont immortels », dans l’édition du 10 février 2005 du périodique Yeni Odak : Başka bir dünya mümkün (Nouveau foyer : Un autre monde est possible), dont elle était la propriétaire et l’éditrice à l’époque des faits.
6. L’article en question se lisait comme suit dans ses parties pertinentes en l’espèce :
« [Une commémoration en l’honneur de] M.A.T. et A.A., qui ont perdu la vie lors d’un conflit armé avec la police à Akyazı le 17 janvier 1981, de Ö.Y., M.K., R.Y., et E.Y., qui ont été blessés et interpellés lors de ce conflit, condamnés précipitamment à la peine de mort par la suite et exécutés le 29 janvier 1983, ainsi que de M.S., tué avec ses treize amis le 29 janvier 1921 dans [la région de] la mer Noire, a eu lieu lors d’une manifestation organisée (...) à Sarıgazi.
Les résistants, qui se sont réunis vers 19 h 30 sur le boulevard Uysal, ont bloqué la circulation en renversant des poubelles et [en jetant] des cocktails Molotov. Le boulevard a résonné des slogans « Les martyrs de la révolution sont immortels » et « Akyazı n’est pas la fin, la résistance se poursuit ». Les slogans ont attiré l’attention des gens (...) qui ont commencé à regarder la manifestation. Lors de la manifestation, les slogans suivants ont été scandés : « Les martyrs d’Akyazı sont immortels », « Ö., M., A., vive le mouvement de résistance », « M., H., U., la guerre jusqu’au salut », « D., İ., Ç., poursuite de la guerre », « Résistance contre l’impérialisme », « Résistance contre le fascisme », « Résistance contre l’oligarchie », « Vive le mouvement de résistance ». La manifestation s’est terminée par des applaudissements. »
7. Le 21 juin 2006, le procureur de la République de Fatih inculpa la requérante de l’infraction d’apologie du crime et du criminel en raison d’un article, intitulé « Nous allons [les] faire vivre dans notre lutte », publié dans l’édition du 4 mai 2006 du périodique Odak (Foyer), dont l’intéressée était la propriétaire et l’éditrice à l’époque des faits.
8. Cet article portait sur les actions de personnes membres d’organisations illégales et qui avaient été condamnées ou tuées à la suite de ces actions. Les passages pertinents en l’espèce de l’article se lisaient comme suit :
« (...) Un groupe sous le commandement de S.C. s’est retiré à la campagne. Lorsqu’ils sont partis pour [faire] une action, ils ont été assiégés par les gendarmes. Ils ont fait rougir N. en se battant pour leur foi en la fraternité des peuples. S.C., K.M. et A.Ö. sont tombés en martyrs (...) »
« (...) [İ.K.] a créé le TKPML et le TİKKO [organisations illégales armées] (...). Lors d’un conflit armé avec les soldats en 1973 (...), A.H.Y. est tombé en martyr et İ.K. a été blessé. Ses autres amis sont parvenus à s’enfuir. İ.K., qui était en fuite (...) et s’est caché dans les villages pendant cinq jours, a été arrêté à la suite d’une dénonciation (...) ».
« (...) En 1971, les [actes] armés du THKPC, mené par M.Ç., du THKO, mené par H.İ. et du TİKKO, mené par İ.K. [organisations illégales armées], ont ouvert de nouveaux horizons pour le mouvement révolutionnaire de Turquie. Et [ces organisations] se sont mobilisées pour démarrer la lutte armée dans les conditions de coup d’État (...) ».
9. Les deux procédures furent réunies et se déroulèrent devant la 9e cour d’assises d’Istanbul (« la 9e cour d’assises »).
10. Le 19 mars 2009, la 9e cour d’assises rendit son arrêt sur le fond.
En ce qui concerne l’article intitulé « Les martyrs de la révolution sont immortels », elle reconnut la requérante coupable de l’infraction de propagande en faveur d’une organisation terroriste et la condamna à une peine d’emprisonnement de cinq mois et à une amende de 367 livres turques (TRY) (165,51 euros (EUR) à la date du prononcé du jugement), en application de l’article 7 § 2 de la loi no 3713. Elle estima que cet article faisait l’apologie des actes illégaux perpétrés le 1er février 2005 à Sarıgazi et qu’il constituait ainsi de la propagande de nature à inciter au recours à la violence et à d’autres méthodes de terreur.
Quant à l’article intitulé « Nous allons [les] faire vivre dans notre lutte », la 9e cour d’assises reconnut la requérante coupable de l’infraction d’apologie du crime et du criminel et la condamna à une peine d’emprisonnement d’un mois et sept jours, en application des articles 215 et 218 du code pénal (CP). Elle considéra que cet article faisait l’éloge de membres d’organisations illégales qui avaient attaqué les forces de l’ordre en recourant à des méthodes de terreur, dont certains avaient été condamnés en raison de ces actes et les autres tués lors de ces attaques, ainsi que des infractions commises par ceux-ci.
11. Le 26 mars 2012, la Cour de cassation, saisie d’un pourvoi en cassation formé par la requérante, confirma l’arrêt de la 9e cour d’assises.
12. Le 10 juillet 2012, la 9e cour d’assises, à la demande du procureur de la République d’Istanbul, décida de surseoir à l’exécution des peines infligées à la requérante, en application de l’article 1 provisoire de la loi no 6352 (paragraphe 25 ci-dessous).
B. La procédure pénale engagée devant la 10e cour d’assises d’Istanbul
13. Le 26 avril 2006, le procureur de la République de Fatih inculpa la requérante de l’infraction d’apologie du crime et du criminel en raison d’un article intitulé « La résistance de Kızıldere est le nom de la détermination, du sacrifice et de la solidarité » et publié dans l’édition du 9 mars 2006 du périodique Odak dont l’intéressée était la propriétaire et l’éditrice à l’époque des faits.
14. L’article en question se lisait notamment comme suit :
« (...)
La résistance de Kızıldere est l’un des plus beaux exemples de la solidarité des militants du THKP/C et du THKO [organisations illégales armées] afin d’empêcher l’exécution de D.G. et de ses amis.
(...)
[M. et ses amis] ont attaqué un site [abritant un] radar anglais à Ünye avec leurs compagnons et leurs amis de lutte et ont pris en otages trois techniciens avant d’y laisser un communiqué pour indiquer que leur acte visait essentiellement à empêcher l’exécution de D.G.
Cet acte de M. et de ses amis a créé un effet de choc sur les souverains et les putschistes. Ce qui était arrivé à l’ambassadeur israélien E.E. lorsque les conditions de M. et de ses amis n’avaient pas été respectées était connu.
M. et ses amis sont arrivés au village de Kızıldere (...) en emmenant les trois techniciens anglais avec eux.
Les putschistes militaires ont assiégé toute la région pour rechercher M. et ses amis, et sont arrivés au village de Kızıldere. Ils ont appris par la trahison du maire du village que M. et ses amis étaient là et ils ont assiégé le village. (..) Ils ont appelé M. et ses amis à se rendre. Ces derniers ont répondu : « Nous ne sommes pas venus ici pour renoncer, mais pour mourir » et ont [refusé de se rendre]. Ils ont indiqué que les trois techniciens pris en otages seraient tués en cas d’attaque. L’attaque a commencé peu de temps après et, à la suite d’un conflit armé ayant duré des heures, M.Ç., C.A., S.A., H.A., Ö.A., N.Y., E.S., A.A., S.K. et S.K.Ö sont tombés en martyrs.
(...) »
15. Le 25 décembre 2008, la 10e cour d’assises d’Istanbul reconnut la requérante coupable de l’infraction d’apologie du crime et du criminel et la condamna à une amende judiciaire de 740 TRY (349,87 EUR à la date du prononcé du jugement), en application des articles 215 et 218 du CP. Elle considéra que l’article en question outrepassait les limites de la liberté d’expression, qu’il glorifiait les membres d’organisations illégales morts dans des conflits armés avec les forces de l’ordre et qu’il encourageait la violence et la lutte armée contre l’ordre constitutionnel. La 10e cour d’assises précisa que son arrêt était susceptible de pourvoi devant la Cour de cassation.
16. Le 18 avril 2012, la Cour de cassation, saisie d’un pourvoi en cassation formé par la requérante, rejeta la demande de cassation au motif que, eu égard au montant de l’amende judiciaire infligée, l’arrêt de la 10e cour d’assises n’était pas susceptible de pourvoi.
17. Le 10 juillet 2012, la 10e cour d’assises, à la demande du procureur de la République d’Istanbul, décida de surseoir à l’exécution des peines infligées à la requérante, en application de l’article 1 provisoire de la loi no 6352 (paragraphe 25 ci-dessous).
18. Le 13 octobre 2017, la 10e cour d’assises, à la demande de la requérante, décida que la peine infligée à celle-ci serait réputée comme étant purgée au motif que l’intéressée n’avait commis aucune infraction visée par l’article 1 provisoire de la loi no 6352 dans les trois ans suivant la décision de sursis.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. L’article 7 § 2 de la loi no 3713
19. L’article 7 § 2 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme, entrée en vigueur le 12 avril 1991, était rédigé ainsi :
« Quiconque apporte une assistance aux organisations mentionnées [à l’alinéa ci-dessus] et fait de la propagande en leur faveur sera condamné à une peine de un an à cinq ans d’emprisonnement ainsi qu’à une peine d’amende lourde de 50 millions à 100 millions de livres (...) »
20. Après avoir été modifié par la loi no 5532, entrée en vigueur le 18 juillet 2006, l’article 7 § 2 de la loi no 3713 se lisait comme suit :
« Quiconque fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste sera condamné à une peine de un an à cinq ans d’emprisonnement. (...) »
21. Depuis la modification opérée par la loi no 6459, entrée en vigueur le 30 avril 2013, cette disposition prévoit que :
« Quiconque fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste en légitimant ou en faisant l’apologie des méthodes de contrainte, de violence ou de menace de pareilles organisations ou incite à l’utilisation de telles méthodes sera condamné à une peine de un an à cinq ans d’emprisonnement. (...) »
B. Les articles 215 et 218 du code pénal
22. L’article 215 du CP (loi no 5237 du 26 septembre 2004, entrée en vigueur le 1er juin 2005), tel qu’il était en vigueur à l’époque des faits, se lisait comme suit :
« Quiconque fait publiquement l’éloge d’un crime commis ou d’une personne en raison du crime qu’elle a commis est passible d’une peine pouvant aller jusqu’à deux ans d’emprisonnement. »
23. L’article 218 du CP est libellé comme suit :
« En cas de commission, par voie de publication et de presse, des délits décrits ci‑dessus, la peine est majorée de moitié. Toutefois, les déclarations d’opinions qui ne dépassent pas les limites de l’information et qui visent à critiquer ne constituent pas un délit. »
C. L’article 305 § 2 de l’ancien code de procédure pénale
24. Selon l’article 305 § 2 de l’ancien code de procédure pénale (loi no 1412 du 4 avril 1929), modifié le 14 juillet 2004 par la loi no 5219, les décisions de justice condamnant les justiciables à une amende inférieure à 2 000 TRY (auparavant deux milliards d’anciennes livres turques) n’étaient pas susceptibles de pourvoi en cassation. En vertu de l’article 8 de la loi no 5320 du 23 mars 2005 relative à l’entrée en vigueur et à l’application du nouveau code de procédure pénale, en vigueur depuis le 1er juin 2005, l’article 305 § 2 de l’ancien code de procédure pénale restait applicable pour les décisions de justice rendues avant l’entrée en fonction des cours d’appel régionales, intervenue le 20 juillet 2016.
D. L’article 1 provisoire de la loi no 6352
25. La loi no 6352, entrée en vigueur le 5 juillet 2012, est intitulée « loi modifiant diverses lois en vue d’accroître l’efficacité des services judiciaires et de suspendre les procès et les peines rendues dans les affaires concernant les infractions commises par le biais de la presse et des médias ». Elle prévoit en son article provisoire 1, alinéas 1 c) et 3 qu’il sera sursis pendant une période de trois ans à l’exécution de toute peine devenue définitive lorsque celle-ci correspond à une amende ou à un emprisonnement inférieur à cinq ans, à condition qu’elle ait été infligée pour une infraction commise avant le 31 décembre 2011 par le biais de la presse, des médias ou d’autres moyens de communication de la pensée et de l’opinion.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
26. La requérante se plaint d’avoir été privée de la possibilité de former un pourvoi en cassation contre l’arrêt de la 10e cour d’assises du 25 décembre 2008 du fait du montant de l’amende infligée. Elle invoque à cet égard l’article 6 § 1 de la Convention.
27. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
28. La requérante considère que l’impossibilité pour elle d’introduire un recours contre l’arrêt de la 10e cour d’assises a porté atteinte à son droit à un procès équitable.
29. Le Gouvernement soutient que l’exclusion, en matière de recours, des décisions de condamnation à une amende judiciaire n’excédant pas un certain montant poursuit le but d’assurer la célérité des procédures et l’effectivité des pourvois en cassation, et qu’elle répond à l’exigence de proportionnalité.
30. La Cour rappelle que, dans maintes affaires soulevant des questions semblables à celles de la présente espèce relativement à l’impossibilité d’introduire un pourvoi en cassation contre une décision de première instance, elle a conclu à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention (Bayar et Gürbüz c. Turquie, no 37569/06, §§ 40-49, 27 novembre 2012).
31. En l’espèce, elle estime que la requérante a subi une entrave disproportionnée à son droit d’accès à un tribunal et que, dès lors, le droit à un tribunal que garantit l’article 6 § 1 de la Convention a été atteint dans sa substance même. Par conséquent, elle ne voit pas de raison de s’écarter de la conclusion à laquelle elle est parvenue dans l’affaire Bayar et Gürbüz précitée.
32. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à cet égard.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
33. La requérante allègue que ses condamnations pénales pour des articles publiés dans les périodiques dont elle était la propriétaire et l’éditrice constituent une violation de l’article 10 de la Convention.
A. Sur la recevabilité
34. Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité tirée de l’absence de qualité de victime de la requérante en exposant à cet égard qu’il a été sursis à l’exécution des peines prononcées à l’encontre de celle-ci. Il ajoute que la peine infligée à la requérante par la 10e cour d’assises a été réputée comme étant purgée et que l’intéressée aurait également pu faire une demande similaire à l’égard de la peine prononcée à son encontre par la 9e cour d’assises. Il considère donc que la requérante n’a pas la qualité de victime dans la mesure où les peines ayant été infligées à celle-ci à l’issue des procédures pénales n’ont finalement pas été exécutées.
35. La requérante estime qu’elle a la qualité de victime en raison des condamnations pénales dont elle a fait l’objet, même s’il a été sursis à leur exécution, dans la mesure où elle aurait subi les conséquences des peines lui ayant été infligées pendant une certaine période.
36. La Cour estime que la mesure de sursis à l’exécution des peines ne peut passer pour prévenir ni réparer les conséquences des procédures pénales dont la requérante a directement subi les dommages en raison de l’atteinte à l’exercice de sa liberté d’expression en découlant (Aslı Güneş c. Turquie (déc.), no 53916/00, 13 mai 2004, Yaşar Kaplan c. Turquie, no 56566/00, §§ 32 et 33, 24 janvier 2006, et Ergündoğan c. Turquie, no 48979/10, § 17, 17 avril 2018). Il convient donc de rejeter l’exception du Gouvernement tirée de l’absence de qualité de victime de la requérante.
37. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
38. La requérante soutient que l’article 7 § 2 de la loi no 3713, tel qu’il était libellé à l’époque des faits, ne répondait pas à l’exigence de prévisibilité et que l’ingérence qui aurait été portée à son droit à la liberté d’expression ne poursuivait aucun but légitime. Elle argue en outre que ses condamnations pénales pour avoir publié des articles, qui, selon elle, n’incitent pas à la violence ni à la résistance armée, constituent une atteinte à sa liberté d’expression.
39. Le Gouvernement soutient que, si l’existence d’une ingérence devait être reconnue par la Cour, cette ingérence était prévue par l’article 7 § 2 de la loi no 3713 et les articles 215 et 218 du CP et poursuivait les buts légitimes de la protection de la sécurité nationale, de la préservation de la sûreté publique, de la défense de l’ordre et de la prévention du crime. Il estime aussi que, eu égard au contenu des articles, qui était, selon lui, clairement de nature à inciter à la violence et à la résistance armée, l’ingérence litigieuse était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée aux buts légitimes poursuivis.
40. La Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans les arrêts Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, § 48, 29 mars 2016) et Bülent Kaya c. Turquie (no 52056/08, §§ 36-40, 22 octobre 2013).
41. Elle note que la requérante se plaint de ses condamnations au pénal, dont il a été sursis à l’exécution en application de l’article 1 provisoire de la loi no 6352, des chefs de propagande en faveur d’une organisation terroriste et d’apologie du crime et du criminel en raison du contenu des articles publiés dans les périodiques dont elle était la propriétaire et l’éditrice. Elle considère que ces condamnations pénales, même assorties d’un sursis à l’exécution, compte tenu de l’effet dissuasif qu’elles ont pu provoquer, constituent une ingérence dans le droit de l’intéressée à la liberté d’expression (Erdoğdu c. Turquie, no 25723/94, § 72, CEDH 2000‑VI, et Ergündoğan, précité, § 26 ; voir aussi, a contrario, Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 60, CEDH 2011).
42. Elle relève que cette ingérence était prévue par la loi, à savoir l’article 7 § 2 de la loi no 3713 et les articles 215 et 218 du CP. Tout en ayant des doutes quant à la prévisibilité de l’article 7 § 2 de la loi no 3713 tel qu’il était en vigueur à l’époque des faits (Yavuz et Yaylalı c. Turquie, no 12606/11, § 38, 17 décembre 2013), eu égard à la conclusion à laquelle elle parvient quant à la nécessité de l’ingérence (paragraphe 46 ci-dessous) et au fait que le libellé de cette disposition a subi une modification par la suite (paragraphe 21 ci-dessus), elle juge inutile de trancher cette question.
43. Elle admet que l’ingérence poursuivait des buts légitimes au regard de l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir la protection de la sécurité nationale, la préservation de la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention du crime.
44. Quant à la nécessité de l’ingérence, la Cour constate que, parmi les trois articles litigieux, ceux intitulés « Nous allons [les] faire vivre dans notre lutte » et « La résistance de Kızıldere est le nom de la détermination, du sacrifice et de la solidarité » se distinguent, de par leur teneur, de l’article intitulé « Les martyrs de la révolution sont immortels ». En effet, selon la Cour, les deux premiers articles, qui évoquent des actes violents commis par des personnes membres d’organisations illégales dans des termes approbatifs et élogieux (paragraphe 8 et 14 ci-dessus), étaient susceptibles d’être interprétés comme contenant un appel à la violence. Elle considère donc que se posent à cet égard les questions de savoir si, compte tenu des termes employés, du contexte de leur publication et des circonstances de l’affaire, ces articles peuvent être considérés comme renfermant une incitation à la violence (Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 58, 8 juillet 1999) et si les condamnations pénales de la requérante en raison de la publication de ces articles étaient proportionnées aux buts légitimes visés. Toutefois, eu égard à la conclusion à laquelle elle parvient quant à l’article intitulé « Les martyrs de la révolution sont immortels » (paragraphes 45 et 46 ci-dessous), la Cour juge qu’il ne s’impose pas de trancher ces questions.
45. S’agissant de ce dernier article, elle observe qu’il porte sur une manifestation organisée à Sarıgazi. Elle note que, même si la manifestation en question visait à célébrer la mémoire de personnes décédées lors de conflits armés avec les forces de l’ordre ou exécutées après leur condamnation au pénal et si certains comportements des manifestants –qui ont renversé des poubelles et jeté des cocktails Molotov – pouvaient être considérés comme des actes répréhensibles, l’article en cause ne faisait que décrire le déroulement de la manifestation et les slogans y ayant été scandés, sans faire de commentaires approbatifs ni élogieux à cet égard (paragraphe 6 ci-dessus). Elle estime que, pris dans son ensemble, l’article litigieux ne contenait aucun appel à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, et qu’il ne constituait pas un discours de haine, ce qui est à ses yeux l’élément essentiel à prendre en considération (Sürek, précité, § 58, et Belek et Velioğlu c. Turquie, no 44227/04, § 25, 6 octobre 2015).
46. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que la procédure pénale diligentée contre la requérante pour la publication de cet article ne répondait pas à un besoin social impérieux, qu’elle n’était pas, en tout état de cause, proportionnée aux buts légitimes visés et que, de ce fait, elle n’était pas nécessaire dans une société démocratique.
47. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
48. La requérante réclame 1 700 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu’elle estime avoir subi. Elle expose que ce montant correspond aux 9 100 livres turques (TRY) qu’elle dit avoir dû payer en raison des amendes judiciaires lui ayant été infligées à l’issue des trois procédures pénales diligentées contre elle, après application du taux d’intérêt légal de 9 %. Elle demande également 40 000 EUR au titre du dommage moral qu’elle allègue avoir subi en raison des procédures litigieuses. Elle sollicite en outre 6 700 EUR pour les frais d’avocat et présente à cet égard une feuille de calcul indiquant les travaux effectués par son avocat et les horaires correspondant à chaque tâche. Elle demande enfin 220 EUR pour les frais de traduction, de fourniture et de poste sans présenter aucun document justificatif à cet égard.
49. Le Gouvernement considère qu’il n’y a pas de lien de causalité entre la violation constatée et le montant demandé au titre du dommage matériel, qui, selon lui, n’est pas étayé. Il estime en outre que les montants demandés au titre des dommages matériel et moral sont excessifs et qu’ils ne correspondent pas à la jurisprudence de la Cour. Quant aux demandes relatives aux frais et dépens, il expose que la requérante n’a présenté aucun document ou justificatif de paiement à l’appui de ces demandes et qu’elle n’a pas non plus donné suffisamment de détails concernant ces frais.
50. La Cour constate que le montant réclamé par la requérante au titre du dommage matériel concerne les amendes judiciaires lui ayant été infligées à l’issue de deux procédures pénales à l’égard desquelles la requête a été déclarée irrecevable au moment de la communication ainsi que l’amende prononcée à l’issue de la troisième procédure pénale, qui était celle engagée devant la 10e cour d’assises et qui a abouti à une décision de sursis à l’exécution des peines (paragraphes 17 et 18 ci-dessus). Elle note que la requérante n’a présenté aucun justificatif de paiement à l’égard de cette dernière amende. Eu égard à ce qui précède, elle estime qu’il n’y a pas lieu d’accorder à la requérante une somme au titre du dommage matériel. En revanche, elle considère qu’il y a lieu de lui octroyer 3 250 EUR au titre du préjudice moral. S’agissant des frais d’avocat, la Cour estime raisonnable la somme de 1 000 EUR et l’accorde à la requérante. Quant aux frais de traduction, de fourniture et de poste, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour rejette la demande présentée à ce titre en l’absence de justificatif fourni par la requérante à cet égard.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
 
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
 
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
 
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :
i. 3 250 EUR (trois mille deux cent cinquante euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii. 1 000 EUR (mille euros), plus tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
 
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 février 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Hasan BakırcıJulia Laffranque
Greffier adjointPrésidente
 

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