AFFAIRE DMITRIEVA c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA
Karar Dilini Çevir:
AFFAIRE DMITRIEVA c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA

 
 
 
DEUXIÈME SECTION
 
 
 
 
 
 
 
 
 
AFFAIRE DMITRIEVA c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA
 
(Requête no 28347/08)
 
 
 
 
 
 
 
ARRÊT
 
 
 
 
 
 
 
STRASBOURG
 
26 mars 2019
 
 
 
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Dmitrieva c. République de Moldova,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :
Ivana Jelić, présidente,
Valeriu Griţco,
Darian Pavli, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 mars 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 28347/08) dirigée contre la République de Moldova et dont une ressortissante de cet État, Mme Tatiana Dmitrieva (« la requérante »), a saisi la Cour le 28 mai 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante a été représentée par Me V. Tarnovschi, avocat à Chișinău. Le gouvernement moldave (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Le 7 juillet 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
4. La requérante est née en 1956 et réside à Chişinău.
5. Au moment des faits, elle était architecte coordonnatrice dans le cadre de l’Institut municipal de projections « Chişinăuproiect » (« l’Institut »).
6. L’intéressée dit avoir été abordée fin 2005 sur son lieu de travail par I., qui lui aurait demandé d’élaborer un plan préliminaire en vue de la construction d’une annexe à son appartement sis à une adresse donnée à Chișinău (« l’appartement »). La requérante aurait accepté de réaliser ce plan en dehors de ses heures de travail.
7. D’après I., dont la déposition fut recueillie par la suite par les autorités (paragraphe 11 ci-dessous), la requérante lui avait demandé un pot-de-vin qui devait, selon elle, permettre de faciliter l’obtention d’un plan de construction officiel.
8. Par la suite, l’intéressée fut jointe par V., qui aurait agi en tant que représentant de I. Le 5 décembre 2005, I. signa une procuration au nom de V. Le même jour, V. aurait remis à la requérante 100 dollars américains (USD).
9. Par une plainte du 4 janvier 2006, V. dénonça la requérante à la police, accusant celle-ci d’avoir demandé un pot-de-vin en échange de l’élaboration et de la délivrance du plan de construction de l’annexe susmentionnée. Le même jour, la requérante transmit à V. le plan qu’elle avait élaboré et ce dernier lui donna le restant de la somme convenue de 200 USD. L’argent avait auparavant été marqué par la police au moyen d’une substance visible aux rayons ultraviolets. Peu de temps après, la requérante fut arrêtée par la police.
10. Le 4 janvier 2006, l’officier des poursuites pénales en charge de l’affaire décida l’ouverture d’une enquête pénale pour corruption passive. Le même jour, il auditionna V. en tant que victime de l’infraction. Ce dernier déclara avoir donné un premier pot-de-vin le 5 décembre 2005 et avoir porté plainte auprès de la police en janvier 2006. Il précisa avoir enregistré les conversations qu’il avait eues avec la requérante.
11. Le 6 janvier 2006, l’officier en charge de l’affaire recueillit également la déposition de I. en tant que témoin. Selon cette déposition, I. était entré en contact avec la requérante par hasard alors qu’il aurait cherché à se renseigner sur les démarches à accomplir pour obtenir un plan de construction en bonne et due forme. La requérante lui aurait alors demandé un pot-de-vin pour accélérer et faciliter la procédure. I. déclara en outre avoir donné procuration à V. en raison de son état de santé, qui ne lui aurait pas permis de poursuivre les démarches liées à l’obtention du plan de construction en cause.
12. Par une lettre du 27 janvier 2006, l’Institut informa l’avocat de la requérante que V. n’avait pas déposé de demande auprès de cet établissement afin d’obtenir un plan de construction.
13. Il ressort d’une lettre du 16 février 2006, adressée par l’office cadastral territorial de Chişinău à l’avocat de la requérante, que l’appartement appartenait non pas à I. mais à une tierce personne.
14. Au cours de la phase judiciaire du procès, le tribunal de Buiucani émit, le 11 janvier 2007, un jugement avant dire droit ordonnant la comparution forcée de I. Par une déclaration du 19 janvier 2007, I. informa le commissariat de police de Buiucani qu’il avait subi deux infarctus du myocarde et que son état de santé ne lui permettait pas de se déplacer. Dans un rapport du 22 janvier 2007, l’agent de police judiciaire en charge de l’exécution du jugement avant dire droit en question nota que, en raison de l’état de santé de I., il était impossible de le contraindre à se rendre au tribunal. Le tribunal de Buiucani décida alors d’examiner l’affaire en l’absence de I. et donna pendant l’audience lecture de la déposition que celui-ci avait faite au cours de la phase d’enquête.
15. Afin de statuer, le tribunal auditionna en outre la requérante, V. et le notaire ayant authentifié la procuration du 5 décembre 2005. Il ressortait de la déclaration de V., telle que reproduite par le tribunal, que celui-ci avait d’abord pris contact avec la police et ensuite transmis les premiers 100 USD à la requérante.
16. Le 16 mars 2007, le tribunal de Buiucani rendit son jugement sur le fond, acquittant la requérante au motif que l’infraction reprochée n’était pas caractérisée. Pour ce faire, il accueillit, entre autres, l’argument de l’avocat de la requérante selon lequel l’intéressée avait été victime d’une provocation policière. Il indiqua en particulier que V. avait notamment déclaré pendant l’audience avoir pris contact avec la police un ou deux jours après avoir reçu, le 5 décembre 2005, la procuration de la part de I., alors que la plainte officielle déposée par V. auprès de la police datait du 4 janvier 2006. Il releva également qu’aucune demande officielle d’élaboration d’un plan de construction n’avait été déposée par V. auprès de l’Institut. Il nota en outre que I. n’était plus propriétaire de l’appartement depuis l’année 2000 et que, par conséquent, il n’avait aucun intérêt légitime à demander un plan de construction d’une annexe à cet appartement.
17. Le 30 mars 2007, le parquet interjeta appel de ce jugement.
18. Par un arrêt du 28 juin 2007, la cour d’appel de Chişinău accueillit partiellement l’appel du parquet, infirma le jugement de l’instance inférieure et rejugea l’affaire. Au cours de l’audience, elle entendit le procureur, la requérante et son défenseur. V. et I. n’étaient pas présents. La cour d’appel requalifia les faits et jugea la requérante coupable de l’infraction de « réception par un fonctionnaire d’un avantage indû » (primirea de către un funcţionar a recompensei ilicite). Prenant en compte, entre autres, que l’intéressée avait un casier judiciaire vierge, elle condamna celle-ci au paiement d’une amende de 8 000 lei moldaves (environ 500 euros à l’époque). La cour d’appel fonda principalement son arrêt sur les dépositions de V. et de I. qui avaient été recueillies au cours des phases antérieures de la procédure.
19. Le 17 août 2007, l’avocat de la requérante forma un pourvoi contre l’arrêt de la cour d’appel. Il relevait, entre autres, que la condamnation était fondée sur la déposition de I. recueillie au cours de la phase d’enquête et lue pendant l’audience, et il arguait de l’irrecevabilité de ce moyen de preuve. Il affirmait également que l’arrêt de la cour d’appel n’était pas motivé, précisant que celle-ci ne s’était pas prononcée sur les constats opérés par la première instance en particulier sur la question de savoir si, en l’espèce, il y avait eu ou non provocation policière. Il soutenait enfin que l’arrêt de condamnation était fondé sur les dépositions de personnes qui auraient agi sur instruction des agents de police et incité la requérante à commettre l’infraction reprochée.
20. Par une décision du 5 décembre 2007, la Cour suprême de justice rejeta le pourvoi comme étant manifestement mal fondé ainsi qu’irrecevable au motif qu’il n’avait pas été signé par la requérante mais seulement par son avocat.
EN DROIT
21. Invoquant l’article 6 de la Convention, la requérante présente les griefs suivants :
a) elle s’estime victime d’une provocation policière ;
b) à aucun moment de la procédure, elle n’a pu interroger I., dont le témoignage recueilli lors de l’investigation de l’affaire aurait été jugé déterminant pour sa condamnation ;
c) la cour d’appel de Chişinău, en renversant l’acquittement prononcé par la première instance, n’a pas rejugé l’affaire dans le respect des dispositions procédurales applicables, mais a seulement entendu l’avis des parties sur l’appel interjeté par le parquet ;
d) les tribunaux ayant prononcé sa condamnation n’ont pas suffisamment motivé leurs décisions ;
e) la Cour suprême de justice a rejeté le pourvoi de son avocat comme étant irrecevable au motif qu’elle-même n’avait pas signé ce document.
L’article 6 de la Convention est ainsi libellé dans ses passages pertinents en l’espèce :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle.
(...)
3. Tout accusé a droit notamment à :
(...)
d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ;
(...) »
I. SUR LA DÉCLARATION UNILATÉRALE DU GOUVERNEMENT
22. Après la communication de l’affaire, le Gouvernement a avisé la Cour de son intention de faire une déclaration unilatérale. Il considérait que les questions soulevées par la présente affaire étaient similaires à celles déjà traitées dans d’autres affaires par la Cour, en particulier dans l’affaire Dan c. Moldova (no 8999/07, 5 juillet 2011). Les parties pertinentes de cette déclaration se lisent comme suit :
« (...) en vue de régler la présente affaire, le Gouvernement propose de faire la déclaration unilatérale suivante :
Le Gouvernent reconnaît que dans la présente affaire il y a eu violation des droits de la requérante garantis par l’article 6 § 1 de la Convention, en particulier que la cour d’appel de Chișinău, en renversant l’acquittement initial de celle-ci prononcé par le tribunal de première instance, l’a condamnée sans entendre les témoins en personne.
(...), le Gouvernement considère que cette reconnaissance pourrait servir au moins de satisfaction équitable partielle au titre du dommage moral.
(...), à cette étape de la procédure, le Gouvernement n’est pas en mesure d’évaluer le montant qui devrait être alloué à la requérante au titre de la satisfaction équitable. (...) »
23. La requérante n’approuve pas les termes de cette déclaration et demande le rejet de celle-ci. Elle indique que la question principale soulevée par la présente affaire concerne ses allégations de provocation policière. Elle déplore que le Gouvernement n’ait pas abordé ce point dans sa déclaration.
24. La Cour renvoie aux principes dégagés par sa jurisprudence quant à l’examen des déclarations unilatérales (Tahsin Acar c. Turquie (question préliminaire) [GC], no 26307/95, §§ 75-77, CEDH 2003‑VI, et Jeronovičs c. Lettonie [GC], no 44898/10, § 64, 5 juillet 2016). Il en ressort notamment que, parmi les facteurs qui entrent en jeu en la matière, figurent entre autres la nature des concessions formulées dans la déclaration unilatérale, en particulier la reconnaissance d’une violation de la Convention et l’engagement de verser une réparation adéquate pour une telle violation, les modalités du redressement que le gouvernement défendeur entend offrir au requérant et la question de savoir si ces modalités permettent ou non d’effacer les conséquences d’une violation alléguée.
25. En l’espèce, la Cour relève que, dans sa déclaration unilatérale, le Gouvernement ne reconnaît la violation de l’article 6 § 1 de la Convention que relativement au grief tiré par la requérante de la non-audition des témoins par l’instance d’appel. Elle observe que le Gouvernement ne mentionne nullement les autres griefs soulevés par l’intéressée, dont ceux tirés d’une provocation policière et d’une impossibilité d’interroger un des témoins clés. Elle note en outre que, ni dans sa déclaration unilatérale ni dans ses observations subséquentes, le Gouvernement n’a précisé quelle réparation ou quel redressement il entendait offrir à la requérante.
26. Eu égard à ce qui précède, la Cour ne saurait accepter la déclaration unilatérale formulée par le Gouvernement. Elle estime donc qu’il n’y pas lieu de rayer la requête du rôle en vertu de l’article 37 § 1 c) de la Convention. Partant, elle va poursuivre l’examen de la recevabilité et du fond de l’affaire.
II. SUR LA RECEVABILITÉ
27. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
III. SUR LE FOND
28. La requérante affirme avoir été incitée, par des personnes qui auraient agi sur instruction de la police, à commettre l’infraction pour laquelle elle a été condamnée. Elle expose que, faisant application des critères dégagés par la jurisprudence de la Cour en la matière, le tribunal de première instance a constaté qu’il y avait eu en l’espèce provocation policière. Elle fait grief aux instances hiérarchiques qui ont infirmé l’acquittement prononcé à son égard par la première instance de n’avoir nullement pris le soin de déterminer s’il y avait eu ou non provocation.
29. Le Gouvernement n’a pas soumis d’observations sur le fond de l’affaire.
30. La Cour rappelle que les principes généraux relatifs aux garanties d’un procès équitable dans le contexte du recours à des techniques spéciales d’investigation afin de lutter contre le trafic de stupéfiants ou la corruption, énoncés dans Ramanauskas c. Lituanie ([GC], no 74420/01, §§ 49-61, CEDH 2008) et Bannikova c. Russie (no 18757/06, §§ 33-65, 4 novembre 2010), ont été précisés dans Matanović c. Croatie (no 2742/12, §§ 121-135, 4 avril 2017), Ramanauskas c. Lituanie (no 2) (no 55146/14, §§ 52-62, 20 février 2018) et Virgil Dan Vasile c. Roumanie (no 35517/11, §§ 37-50, 15 mai 2018).
31. Pour distinguer entre la provocation policière et l’utilisation permise de techniques spéciales d’investigation, la Cour se sert principalement de deux critères : un critère de fond et un critère procédural (voir le rappel de ces critères dans Matanović, précité, §§ 123-130, et Virgil Dan Vasile, précité, §§ 40-46).
32. Dans Matanović (précité, §§ 131-135) et Virgil Dan Vasile (précité, §§ 47-50), elle a en outre expliqué selon quelle méthodologie elle applique ces critères. Il en ressort ce qui suit.
a) Dans son analyse, la Cour doit d’abord répondre à la question préliminaire de savoir si l’on est en présence d’un grief défendable tiré d’une provocation de la part des autorités de l’État. À cet égard, afin de procéder à un examen complémentaire, elle doit s’assurer que la situation qui lui est soumise semble relever de la « catégorie des affaires de provocation ». Si la Cour conclut que le grief du requérant doit être examiné dans la « catégorie des affaires de provocation », elle examinera dans un premier temps le critère de fond.
b) S’agissant du critère de fond, lorsque la Cour estime avec un degré suffisant de certitude, sur la base des informations disponibles, que les autorités nationales ont enquêté sur les activités du requérant de manière essentiellement passive et qu’elles ne l’ont pas incité à commettre une infraction, elle conclut normalement que l’utilisation ultérieure dans le cadre de la procédure pénale menée à l’encontre du requérant des preuves obtenues par le biais des mesures de surveillance ne soulève aucune question sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention.
c) Cependant, si les conclusions de la Cour relatives au critère de fond ne sont pas concluantes en raison d’un manque d’informations dans le dossier, de l’absence de divulgation d’informations ou de l’existence de contradictions dans l’interprétation des événements par les parties, ou si la Cour estime, sur la base du critère de fond, que le requérant a été soumis à la provocation, et ce en méconnaissance des exigences de l’article 6 § 1 de la Convention, elle doit procéder, dans un second temps, à l’examen des garanties procédurales.
33. Se tournant vers les faits de la présente cause, la Cour note que la requérante, en tant que fonctionnaire, a été condamnée pour une infraction de corruption, à savoir pour avoir touché des pots-de-vin de la part de V., lequel avait agi pour le compte de I., afin de faciliter et d’accélérer l’obtention d’un plan de construction. Elle estime qu’une des questions principales soulevées par la présente affaire est celle de savoir si la requérante a accepté les pots-de-vin à la suite de l’influence qu’aurait exercée sur elle V., en tant qu’agent infiltré, ou si ce dernier, assisté par les autorités de poursuite, s’est joint à l’activité infractionnelle de la requérante.
34. Compte tenu des circonstances de l’espèce, la Cour estime que la présente affaire se rapporte à la « catégorie des affaires de provocation » (comparer avec Matanović, précité, §§ 136-137, et Ramanauskas (no 2), précité, § 64 ; voir, cependant, Trifontsov c. Russie (déc.), no 12025/02, 9 octobre 2012).
35. La Cour note qu’il ne ressort pas des éléments dont elle dispose que, avant les faits litigieux, les autorités étatiques soupçonnaient la requérante de toucher des pots-de-vin ou qu’elles détenaient des preuves objectives à cet égard.
36. La Cour remarque également que le rôle de V. dans la procédure qui a suivi la dénonciation de la requérante peut être assimilé à celui d’un agent infiltré. Elle rappelle qu’en principe elle ne voit rien d’inadéquat ou d’arbitraire dans la décision des autorités de poursuite de donner des instructions à un particulier pour qu’il agisse comme informateur après qu’il les a informées de l’offre de corruption faite par un requérant (Gorgievski c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 18002/02, § 52, 16 juillet 2009). Cela étant, elle note en l’espèce que les éléments qui lui ont été soumis ne permettent pas de savoir avec certitude à quel moment précis V. est devenu « agent ». En effet, la plainte officielle de V. date du 4 janvier 2006 ; cependant, celui-ci a déclaré devant le tribunal de première instance qu’il avait pris contact avec la police un ou deux jours après le 5 décembre 2005. La Cour relève en outre que, dans sa déposition du 4 janvier 2006, V. déclarait avoir d’abord donné le premier pot-de-vin à la requérante et ensuite pris contact avec la police, alors que, devant le tribunal de première instance, il semblait déclarer avoir transmis le premier pot-de-vin après s’être mis en relation avec l’autorité de poursuite.
37. La Cour observe en outre que, dans les éléments de l’affaire, il n’est fait mention ni d’instructions que la police aurait données à V. ni de la procédure qui aurait été suivie aux fins d’autoriser l’exécution de l’opération secrète. À ce sujet, elle rappelle que le recours à des opérations effectuées par les agents infiltrés ou par les informateurs doit être particulièrement bien justifié, faire l’objet d’une procédure d’autorisation rigoureuse et être documenté d’une manière qui permette un examen subséquent minutieux indépendant de la conduite des acteurs (voir Matanović, précité, § 124, et les affaires qui y sont citées). L’absence de garanties procédurales lorsqu’une opération secrète est ordonnée génère un risque d’arbitraire et de provocation policière (ibidem).
38. Les éléments dont elle dispose ne permettent pas non plus à la Cour d’établir si le rôle de V. a été un facteur déterminant pour l’activité criminelle de la requérante. À cet égard, elle observe que V. soutenait avoir enregistré ses conversations avec l’intéressée. Or aucune transcription de tels enregistrements ne figure dans le dossier et, par ailleurs, les tribunaux nationaux ne les mentionnent nullement. La Cour estime que les enregistrements en cause auraient pu fournir des éléments très utiles pour déterminer la conduite de V. ainsi que celle de la requérante (comparer avec Pareniuc c. République de Moldova, no 17953/08, § 39, 1er juillet 2014, et Ramanauskas (no 2), précité, § 67).
39. Eu égard à ce qui précède et, en particulier, au manque d’information dans le dossier, la Cour n’est pas en mesure de conclure d’une manière non équivoque à l’existence ou à l’absence d’une provocation policière.
40. Dans ces conditions, elle procédera à l’examen des garanties procédurales. À cet égard, elle rappelle que l’examen de la procédure dans le cadre de laquelle il a été statué sur l’allégation de provocation policière est nécessaire afin de vérifier si, dans le cas d’espèce, les droits de la défense ont été adéquatement protégés, notamment le respect du principe du contradictoire et de l’égalité des armes (Ramanauskas, précité, § 61, et Virgil Dan Vasile, précité, § 44). Elle redit également que la preuve de l’absence de provocation incombe à la partie poursuivante pour autant que les allégations du prévenu ne soient pas dépourvues de toute vraisemblance. À défaut d’une telle preuve contraire, il appartient aux autorités judiciaires de procéder à un examen des faits de la cause et de prendre les mesures nécessaires à la manifestation de la vérité afin de déterminer s’il y a eu ou non provocation. Les juridictions nationales doivent notamment examiner les raisons pour lesquelles l’opération d’investigation spéciale avait été montée, l’étendue de la participation de la police à l’infraction ainsi que la nature de la provocation ou des pressions exercées sur le requérant (Ramanauskas, précité, §§ 70-71, et Virgil Dan Vasile, précité, § 45).
41. Pour en revenir aux circonstances de l’espèce, la Cour note que la requérante a fait valoir tout au long de la procédure devant les tribunaux nationaux qu’elle avait été provoquée à commettre l’infraction. Or elle constate que la cour d’appel de Chișinău a condamné l’intéressée sans apporter de réponse à la question de savoir s’il y avait eu ou non provocation, et ce alors même que la première instance y avait répondu par l’affirmative et avait prononcé un acquittement. Elle remarque également que la Cour suprême de justice a confirmé l’arrêt de l’instance d’appel sans se prononcer sur la question.
42. La Cour relève par ailleurs que I. n’a pas comparu devant les tribunaux et que, en outre, à aucun moment de la procédure la requérante n’a pu l’interroger. C’est pourtant I. qui avait initialement pris contact avec l’intéressée et lui avait demandé d’élaborer le plan de construction, et le rôle de celui-ci semble avoir été pour le moins significatif dans la succession des événements ayant conduit à la remise des pots-de-vin. Il était d’autant plus important d’interroger I. dans la mesure où il a été avéré que celui-ci n’était pas le propriétaire de l’appartement pour lequel il avait demandé le plan de construction d’une annexe. La Cour rappelle qu’elle exige que les agents infiltrés ainsi que toute personne susceptible de témoigner sur la question de la provocation policière soient entendus par le tribunal et contre-interrogés par la défense ou qu’au moins des raisons détaillées soient données lorsque cela se révèle impossible (Lagutin et autres c. Russie, nos 6228/09 et 4 autres, § 101, 24 avril 2014, et Virgil Dan Vasile, précité, § 46). En l’espèce, la Cour note que le tribunal de première instance n’a pas pu entendre le témoignage de I. au motif que celui-ci n’était pas en état de se déplacer. Cependant, elle observe qu’aucune attestation médicale relative à l’état de santé de I. ne figure dans le dossier de l’affaire. Elle note en outre que la cour d’appel, quant à elle, n’a nullement pris le soin d’établir la persistance ou non des problèmes de santé de I. La Cour estime dès lors que ces instances n’ont pas avancé des raisons détaillées et suffisantes pour justifier l’absence de I. devant elles (comparer avec Bobeş c. Roumanie, no 29752/05, § 39, 9 juillet 2013).
43. Enfin, la Cour relève que la cour d’appel, en infirmant l’acquittement de la première instance, n’a pas non plus entendu V. en personne, alors que son témoignage était également essentiel pour déterminer s’il y avait eu ou non provocation policière et pour trancher l’affaire. Elle redit que lorsqu’une cour d’appel a à connaître des faits comme du droit et qu’elle doit étudier dans son ensemble la question de la culpabilité ou de l’innocence du requérant, elle ne peut, aux fins d’un procès équitable, résoudre convenablement ces questions sans une appréciation directe des preuves (Ekbatani c. Suède, 26 mai 1988, § 32, série A no 134, et Dan, précité, §§ 32-33). Pour ce qui est de ce dernier point, la Cour souligne par ailleurs que le Gouvernement reconnaît, dans sa déclaration unilatérale, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention dans le chef de la requérante.
44. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime donc que la requérante n’a pas bénéficié des garanties procédurales adéquates dans le cadre de la procédure dans laquelle elle avait soulevé son grief de provocation policière. Partant, elle juge que la procédure pénale dirigée à l’encontre de l’intéressée n’a pas été équitable et qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention dans son chef.
45. Eu égard à cette conclusion, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner séparément les autres griefs de la requérante tirés de l’article 6 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Ramanauskas, précité, § 80, et Pareniuc, précité, § 41).
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
46. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
47. La requérante réclame 10 000 euros (EUR) pour préjudice moral.
48. Elle demande également 2 860 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour. Elle produit des copies des factures et du contrat conclu avec le représentant qui l’a défendue devant la Cour, ainsi qu’un relevé détaillé des heures de travail effectuées par ce dernier pour la présente affaire (38 heures au taux horaire de 75 EUR).
49. Le Gouvernement conteste ces sommes.
50. Statuant en équité, la Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer à la requérante 3 600 EUR pour dommage moral.
51. Quant à la demande présentée au titre des frais et dépens, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 2 000 EUR pour la procédure devant elle et l’accorde à la requérante.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Rejette la déclaration unilatérale du Gouvernement ;
 
2. Déclare la requête recevable ;
 
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
 
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :
i. 3 600 EUR (trois mille six cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral,
ii. 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
 
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 26 mars 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Hasan BakırcıIvana Jelić
Greffier adjointPrésidente
 

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