AFFAIRE DA CERVEIRA PINTO NADAIS DE VASCONCELOS c. PORTUGAL
Karar Dilini Çevir:
AFFAIRE DA CERVEIRA PINTO NADAIS DE VASCONCELOS c. PORTUGAL

 
 
 
QUATRIÈME SECTION
 
 
 
 
 
 
 
AFFAIRE DA CERVEIRA PINTO NADAIS DE VASCONCELOS c. PORTUGAL
 
(Requête no 36335/13)
 
 
 
 
 
 
 
 
ARRÊT
 
 
STRASBOURG
 
19 mars 2019
 
 
 
 
 
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
 

En l’affaire Da Cerveira Pinto Nadais de Vasconcelos c. Portugal,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en un comité composé de :
Egidijus Kūris, président,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Iulia Antoanella Motoc, juges,
et de Andrea Tamietti, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 mars 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 36335/13) dirigée contre la République portugaise et dont un ressortissant de cet État, M. Miguel Nuno da Cerveira Pinto Nadais de Vasconcelos (« le requérant »), a saisi la Cour le 17 mai 2013 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me F. Teixeira da Mota, avocat à Lisbonne. Le gouvernement portugais (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme M.F. da Graça Carvalho.
3. Le 16 février 2015, la requête a été communiquée au Gouvernement.
4. Le Gouvernement s’est opposé à l’examen de la requête par un comité. Après avoir examiné cette objection, la Cour l’a rejetée.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1965 et réside à Porto.
6. Au moment des faits, le requérant était juge au tribunal administratif et fiscal de Mirandela (« le TAF de Mirandela »). À la suite de plaintes formulées par des avocats entre avril et mai 2010, le Conseil supérieur des tribunaux administratifs et fiscaux (Conselho Supérior dos Tribunais Administrativos e Fiscais, « le CSTAF ») demanda des informations au président du TAF de Mirandela concernant, d’une part, l’avancement de quatre dossiers dont le requérant était responsable et, d’autre part, la productivité générale de l’intéressé sur la période 2009-2010. Les 14 et 24 juin 2010, le président du TAF de Mirandela transmit les informations demandées au CSTAF. Le 7 juillet 2010, se fondant sur les éléments transmis par le président du TAF, le CSTAF décida d’ouvrir une enquête à l’encontre du requérant.
7. À l’issue de l’enquête, le 22 septembre 2010, le CSTAF engagea des poursuites disciplinaires contre le requérant pour manquement à son devoir de poursuite de l’intérêt général en raison des retards pris dans le traitement de quatre dossiers dont il était responsable et de sa faible productivité au cours des années 2009 et 2010.
8. Le 7 octobre 2010, un acte d’accusation fut dressé contre le requérant.
9. Le 28 octobre 2010, l’intéressé présenta son mémoire en défense. Il contestait les faits et soutenait que les infractions qui lui étaient reprochées étaient prescrites. Il alléguait à cet égard que le CSTAF avait omis d’introduire la procédure disciplinaire dans le délai de trente jours à compter de la date à laquelle il aurait pris connaissance des faits litigieux, comme l’aurait exigé l’article 6 § 2 de la loi no 58/2008 du 9 septembre 2008 portant Statut disciplinaire des personnes exerçant des fonctions publiques (« le Statut disciplinaire » – paragraphe 20 ci-dessous), en vigueur au moment des faits.
10. À une date non spécifiée, le juge instructeur désigné dans le cadre de la procédure disciplinaire rendit son rapport final. Il proposait l’application d’une sanction disciplinaire de soixante jours-amende, soit soixante jours de salaire. S’agissant de l’exception tirée de la prescription qui avait été soulevée par le requérant (paragraphe 9 ci-dessus), le juge instructeur considéra qu’elle n’était pas fondée. À cet égard, il releva notamment que les faits litigieux avaient été portés à la connaissance du CSTAF les 14 et 24 juin 2010 et qu’une enquête avait été ouverte dans les trente jours suivants, en l’occurrence le 7 juillet 2010 (paragraphe 6 ci-dessus). Or, d’après lui, en application de l’article 6 § 4 du Statut disciplinaire, l’ouverture de l’enquête suspendait pendant six mois le délai de prescription de l’action disciplinaire.
11. Le rapport final du juge instructeur fut porté à la connaissance du requérant. Ce dernier ne souhaita pas obtenir de clarifications.
12. Par une décision du 11 mai 2011, adoptée à la majorité, le CSTAF souscrit à la proposition faite par le juge instructeur dans son rapport final et prononça à l’encontre du requérant une sanction de soixante jours-amende.
13. Le 17 juin 2011, le requérant attaqua la décision du CSTAF devant la section du contentieux administratif de la Cour suprême administrative (« la section du contentieux administratif de la CSA »). Il soutenait que la procédure disciplinaire aurait dû être immédiatement engagée après la réception par le CSTAF des informations fournies par le TAF de Mirandela les 14 et le 24 juin 2010 eu égard au caractère clair et suffisant de celles-ci. D’après lui, étant donné que la procédure n’avait été ouverte que le 22 septembre 2010 (paragraphe 7 ci-dessus), soit plus de trente jours après la réception des informations précitées, les infractions disciplinaires étaient prescrites et sa condamnation devait donc être annulée.
14. Dans son mémoire en réponse, le CSTAF contesta la thèse tirée de la prescription de l’action disciplinaire défendue par le requérant en arguant que, à la date où il avait reçu les informations du TAF de Mirandela, à la suite des plaintes formulées par les avocats (paragraphe 6 ci-dessus), il n’existait que de simples soupçons d’infractions, d’où la nécessité d’ouvrir une enquête.
15. Par un arrêt du 28 mars 2012, la section du contentieux administratif de la CSA fit droit au recours du requérant et annula la décision du CSTAF. Elle estima que les informations qui avaient été transmises au CSTAF les 14 et 24 juin 2010 étaient suffisamment claires et détaillées pour permettre l’engagement immédiat de poursuites disciplinaires sans qu’une enquête préalable ne fût nécessaire. Notant que la procédure disciplinaire avait été ouverte le 22 septembre 2010, soit plus de trente jours après la réception des informations précitées, elle accueillit la demande du requérant et jugea que la prescription de l’action disciplinaire était vérifiée, en application de l’article 6 § 2 du Statut disciplinaire (paragraphe 20 ci-après).
16. Le 8 mai 2012, le CSTAF forma un appel contre cet arrêt devant l’assemblée plénière (Plenário) de la section du contentieux administratif de la Cour suprême administrative (« l’assemblée plénière de la section du contentieux administratif de la CSA »). Dans son mémoire en recours, le CSTAF exposait qu’à l’origine des faits figuraient des réclamations d’avocats de parties à des affaires dont était responsable le requérant et qu’il avait dû demander des informations au TAF de Mirandela au sujet de l’avancement de ces affaires. Le CSTAF ajouta que les informations concernant la productivité du requérant lui avaient été transmises et qu’il en avait effectivement pris connaissance lors d’une réunion du 7 juillet 2010. D’après lui, à cette date, seuls existaient des soupçons d’infractions disciplinaires à l’encontre du requérant, lesquels n’auraient pu être établis qu’après la réalisation d’actes d’enquêtes supplémentaires auprès du TAF de Mirandela, notamment afin de comparer la productivité du requérant à celle de ses collègues du même tribunal. Le CSTAF relevait que l’enquête avait bien été ouverte dans le délai prévu à l’article 6 §§ 4 et 5 du Statut disciplinaire, ce qui suspendait le délai de prescription établi à l’article 6 § 2 dudit Statut. Il précisait que, au cours de l’enquête, l’instructeur avait notamment entendu le requérant, ses collègues au tribunal de Mirandela et des représentants du Conseil de l’Ordre des avocats et avait demandé des rapports et des statistiques au sujet des dossiers attribués à l’intéressé. Le CSTAF rappelait que ce n’était qu’à l’issue de cette enquête, le 22 septembre 2010, qu’il avait effectivement pris connaissance des infractions disciplinaires commises par le requérant, de leur ampleur et de leur niveau de gravité. Il concluait que ce n’était qu’à partir de cette date qu’il avait disposé des éléments suffisants pour engager des poursuites disciplinaires contre l’intéressé et pour formuler une mise en accusation sérieuse et fondée contre lui.
17. À une date non spécifiée, le requérant présenta son mémoire en réponse. Ses arguments étaient les suivants :
– le CSTAF ne disposait d’aucun pouvoir discrétionnaire pour décider d’ouvrir une enquête étant donné que la question ne se serait posée que s’il avait manqué des informations relatives aux infractions en cause, ce qui, selon lui, n’était pas le cas en l’espèce ;
– en effet, les informations transmises au CSTAF par le TAF de Mirandela les 14 et 24 juin 2010 étaient suffisamment claires et détaillées pour permettre l’engagement immédiat de poursuites disciplinaires, conformément à l’article 6 § 2 du Statut disciplinaire, sans qu’une enquête ne fût nécessaire ;
– le délai pour engager les poursuites disciplinaires prévu à l’article 6 § 2 du Statut disciplinaire n’ayant pas été respecté, l’action était prescrite ;
– en supposant même que le délai de trente jours devait courir à partir de la date à laquelle étaient nés les soupçons de commission des faits litigieux, pour bénéficier de la suspension de six mois prévue à l’article 6 § 4 du Statut disciplinaire (paragraphe 20 ci-dessous), l’enquête aurait dû être ouverte dans les trente jours à compter des dates des plaintes formées par les parties devant le CSTAF entre avril et mai 2010 ; cependant, en l’espèce, l’enquête n’avait été ouverte que le 7 juillet 2010 (paragraphe 6 ci-dessus).
18. Le 15 novembre 2012, l’assemblée plénière de la section du contentieux administratif de la CSA rendit un arrêt, adopté à la majorité. Elle observa que la question de savoir si, aux dates du 14 et du 24 juin 2010, le CSTAF avait une connaissance effective des infractions disciplinaires commises par le requérant ou bien des soupçons d’infractions (paragraphe 6 ci-dessus) était une question de fait qu’elle ne pouvait réexaminer, eu égard au fait que sa compétence était limitée aux questions de droit. Elle estima ensuite que, même si, dans le cadre de son recours, le CSTAF n’avait pas contesté et avait même implicitement accepté que les supérieurs hiérarchiques n’étaient pas libres de choisir entre l’ouverture d’une enquête ou l’engagement de poursuites disciplinaires, elle pouvait réexaminer cette question de droit. En se référant à sa jurisprudence, elle considéra que l’engagement de poursuites disciplinaires relevait bien de l’exercice de pouvoirs discrétionnaires et que l’arrêt attaqué était donc fondé sur une prémisse allant à l’encontre de la loi. En outre, la distinction qui avait été faite entre l’existence de soupçons et la connaissance d’une infraction était selon elle fallacieuse. L’assemblée plénière de la section du contentieux administratif de la CSA releva ensuite que la suspension prévue à l’article 6 § 4 du Statut disciplinaire s’appliquait justement parce que le délai de trente jours pour engager la procédure disciplinaire était en cours. Procédant à une analyse de l’espèce, elle estima que les délais prévus par l’article 6 du Statut disciplinaire avaient été respectés et que les infractions disciplinaires en cause n’étaient pas prescrites. Quant au fond, elle jugea qu’elle n’avait pas compétence pour revoir les faits reprochés au requérant et rejeta donc le recours de celui-ci contre la sanction prononcée par le CSTAF à son encontre.
19. L’arrêt de l’assemblée plénière de la section du contentieux administratif de la CSA fut porté à la connaissance du requérant le 21 novembre 2012.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
20. Les dispositions pertinentes de la loi no 58/2008 du 9 septembre 2008 portant Statut disciplinaire des personnes exerçant des fonctions publiques (Estatuto disciplinar dos trabalhadores que exercem funções públicas) se lisaient ainsi à l’époque des faits :
Article 6
« (...)
2. [Le droit d’ouvrir une procédure disciplinaire] est prescrit lorsque l’infraction est connue de tout supérieur hiérarchique et que la procédure disciplinaire n’est pas engagée dans un délai de 30 jours.
4. Le délai de prescription [indiqué ci-dessus] est suspendu jusqu’à six mois par (...) l’ouverture d’une enquête ou d’une procédure disciplinaire, lorsque les infractions dont l’employé est responsable sont détectées au cours de ces procédures, même si elles ne sont pas dirigées contre celui à qui la prescription est favorable.
5. La suspension du délai de prescription opère seulement si [les conditions suivantes] sont vérifiées de façon cumulative :
a) les procédures indiquées au paragraphe précédent ont été instaurées dans les trente jours suivant la date présumée de la commission des faits pouvant faire l’objet d’une sanction disciplinaire ;
b) la procédure disciplinaire subséquente a été instaurée dans les trente jours suivant la date de réception [des dossiers des] procédures [indiquées au paragraphe 4 ci-dessus], aux fins d’une décision par l’organe compétent ; et
c) à la date de l’instauration des procédures et de la procédure disciplinaire indiquées aux alinéas précédents, la prescription de l’action disciplinaire n’est pas vérifiée.
(...) »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
21. Le requérant allègue que, statuant en dernière instance, l’assemblée plénière de la section du contentieux de la CSA a rejeté son recours contre la sanction disciplinaire qui lui avait été appliquée sur la base d’un motif invoqué d’office à propos duquel il n’avait pas pu se prononcer. Il y voit une atteinte au principe du contradictoire et à l’équité de la procédure, garantis par l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé dans ses parties pertinentes en l’espèce :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
A. Sur la recevabilité
22. Le Gouvernement soulève deux exceptions, l’une tirée de l’inapplicabilité de l’article 6 de la Convention aux faits de l’espèce et l’autre tirée de l’absence de préjudice important au sens de l’article 35 § 3 b).
23. Le requérant conteste les deux exceptions soulevées.
24. À la lumière de sa jurisprudence constante en la matière (voir dernièrement Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal [GC], nos 55391/13 et 2 autres, § 120, 6 novembre 2018), la Cour estime que l’article 6 de la Convention s’applique en l’espèce sous son volet civil et qu’il y a donc lieu de rejeter la première exception soulevée par le Gouvernement.
25. S’agissant de la deuxième exception, la Cour note que le requérant a été condamné, à l’issue de la procédure disciplinaire, à une amende équivalente à deux mois de salaire, soit un montant non négligeable. En outre, elle relève qu’il n’apparaît pas que le requérant ait eu à sa disposition un quelconque recours lui permettant de se plaindre de la violation alléguée de la Convention devant les autorités nationales (voir, mutatis mutandis, Dudek c. Allemagne (déc.), no 12977/09 et autres, 23 novembre 2010). Partant, elle rejette l’exception tirée de l’absence de préjudice important subi par le requérant.
26. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
27. Le requérant dénonce une violation du principe du contradictoire en ce que l’assemblée plénière de la section du contentieux de la CSA aurait rejeté son action contre la décision du CSTAF en se fondant sur un motif non contesté par le CSTAF dans son recours contre l’arrêt de la section du contentieux de la CSA qui avait conclu à la prescription des infractions. Il se plaint ainsi de ne pas avoir pu exposer son point de vue quant à ce motif et d’avoir donc été pris au dépourvu par l’arrêt rendu en dernière instance par l’assemblée plénière.
28. Le Gouvernement conteste les allégations du requérant. Il soutient que, en l’espèce, la question qui se posait était relative à la prescription de l’action. Dans le cadre du réexamen opéré par l’assemblée plénière de la section du contentieux de la CSA, il appartenait à celle-ci de procéder à une analyse globale de la question. Il soutient en outre que, même si le recours du CSTAF contre l’arrêt de la section du contentieux administratif de la CSA portait sur la question de savoir si le CSTAF disposait d’une connaissance suffisante des infractions reprochées au requérant lorsque le TAF de Mirandela lui avait transmis les informations demandées, cette question partait de l’hypothèse que, dans le cas où il avait connaissance d’une infraction, le CSTAF avait le devoir d’engager immédiatement les poursuites disciplinaires, sans pouvoir ouvrir une enquête au préalable.
29. Le Gouvernement estime que l’assemblée plénière de la section du contentieux de la CSA ne pouvait réexaminer la question de la prescription sans se prononcer au sujet de ce point de droit sous-jacent, qui était selon lui bien présent dans les débats. Se référant à l’arrêt Clinique des Acacias et autres c. France (nos 65399/01 et 3 autres, 13 octobre 2005), il déclare qu’il s’agissait d’un moyen de pur droit, implicitement invoqué dans le cadre du recours que l’assemblée plénière de la section du contentieux de la CSA était appelée à trancher. Il conclut que le motif soulevé d’office pour rejeter le recours du requérant était bien connu de l’intéressé et que celui-ci n’avait, par conséquent, pas été pris au dépourvu. D’après lui, il n’y a donc pas eu atteinte au droit du requérant à un procès équitable en raison d’une violation du principe du contradictoire.
2. Appréciation de la Cour
30. En ce qui concerne le droit à une procédure contradictoire, la Cour renvoie aux principes généraux rappelés dans l’arrêt Čepek c. République tchèque (no 9815/10, §§ 44-50, 5 septembre 2013). Elle rappelle en particulier que le juge doit lui-même respecter le principe du contradictoire lorsqu’il tranche un litige sur la base d’un motif retenu d’office (Clinique des Acacias et autres, précité, § 38 ; Prikyan et Angelova c. Bulgarie, no 44624/98, § 42, 16 février 2006 ; et Amirov c. Arménie (déc.), no 25512/06, 18 janvier 2011). L’élément déterminant est alors de savoir si une partie a été « prise au dépourvu » par le fait que le tribunal a fondé sa décision sur un motif invoqué d’office (Villnow c. Belgique (déc.), no 16938/05, 29 janvier 2008, et Clinique des Acacias et autres, précité, § 43). Une diligence particulière s’impose au tribunal lorsque le litige prend une tournure inattendue, d’autant plus s’il s’agit d’une question laissée à la discrétion du tribunal. Le principe du contradictoire commande que les tribunaux ne se fondent pas dans leurs décisions sur des éléments de fait ou de droit qui n’ont pas été discutés durant la procédure et qui donnent au litige une tournure que même une partie diligente n’aurait pas été en mesure d’anticiper (Čepek, précité, § 48).
31. En l’espèce, la Cour constate que le requérant a excipé de la prescription des infractions disciplinaires qui lui étaient reprochées au moment de l’introduction de son recours contentieux devant la section du contentieux administratif de la CSA (paragraphe 13 ci-dessus). Plus particulièrement, le requérant soutenait que les infractions en cause étaient connues du CSTAF depuis les 14 et 24 juin 2010 et que les poursuites disciplinaires auraient dû être engagées dans les trente jours suivants en application de l’article 6 § 2 du Statut disciplinaire (paragraphe 20 ci-dessus). La Cour note que, dans son arrêt du 28 mars 2012, la section du contentieux administratif de la CSA a fait droit à l’argument de l’intéressé, considérant que les informations qui avaient été portées à la connaissance du CSTAF les 14 et 24 juin 2010 étaient suffisamment claires pour déclencher l’ouverture immédiate d’une procédure disciplinaire sans qu’il ne fût nécessaire d’ouvrir une enquête préalable, concluant ainsi à la prescription de l’action disciplinaire litigieuse (paragraphe 15 ci-dessus). Dans son recours devant l’assemblée plénière de la section du contentieux de la CSA, le CSTAF contestait cette approche, soutenant qu’au moment où les informations lui avaient été transmises, seuls existaient des soupçons d’infractions contre le requérant, d’où la nécessité d’ouvrir une enquête préalable pour qualifier et établir lesdites infractions (paragraphe 16 ci-dessus). Statuant en dernière instance, l’assemblée plénière de la section du contentieux de la CSA a fait droit au recours du CSTAF jugeant que, indépendamment de la question litigieuse du caractère suffisant ou non des informations concernant les infractions disciplinaires, l’autorité administrative disposait d’un pouvoir discrétionnaire quant au choix d’engager immédiatement des poursuites disciplinaires ou d’ouvrir une enquête. Elle a aussi considéré que le délai qui était suspendu en vertu de l’article 6 § 4 du Statut disciplinaire était le délai de trente jours pour engager la procédure disciplinaire prévu à l’article 6 § 2 du Statut disciplinaire (paragraphes 18 et 20 ci-dessus).
32. La Cour convient avec le Gouvernement (paragraphe 29 ci-dessus) que l’assemblée plénière de la section du contentieux de la CSA a fait usage de son pouvoir incontesté de trancher le litige sur la base d’un pur moyen de droit soulevé d’office. Il reste à savoir si ce moyen a été communiqué aux parties aux fins d’un débat contradictoire. Sur ce point, la Cour constate que la question spécifique du pouvoir discrétionnaire appartenant au CSTAF en l’espèce a été absente des discussions entre les parties. En l’occurrence, les deux parties, le CSTAF implicitement et le requérant explicitement (paragraphes 16 et 17 ci-dessus), ont reconnu que le CSTAF n’était pas libre de choisir entre l’engagement immédiat de poursuites disciplinaires et l’ouverture d’une enquête préalable ; il n’y avait donc pas eu de procédure contradictoire en la matière. Les parties se sont donc concentrées exclusivement sur une autre question, celle de savoir s’il existait, aux 14 et 24 juin 2014, des soupçons ou une connaissance suffisante des infractions disciplinaires reprochées au requérant afin de déterminer le point de départ du délai de trente jours prévu à l’article 6 § 2 du Statut disciplinaire (paragraphe 20 ci-dessus). La Cour note que l’assemblée plénière de la section du contentieux de la CSA est passée outre ce débat au motif que cette question était, d’après elle, sans importance étant donné que le CSTAF disposait dans toutes les hypothèses d’un pouvoir discrétionnaire quant au choix d’ordonner des poursuites disciplinaires immédiates ou une enquête. Eu égard au fait que la question litigieuse du pouvoir discrétionnaire du CSTAF n’a été discutée à aucun stade de la procédure de façon contradictoire entre les parties et, de plus, que le CSTAF lui-même n’a pas allégué être titulaire d’un tel pouvoir (au contraire, comme l’a relevé l’assemblée plénière de la section du contentieux du CSA – paragraphe 18 ci-dessus – le CSTAF a implicitement accepté que les supérieurs hiérarchiques n’étaient pas libres de choisir entre l’ouverture d’une enquête ou l’engagement de poursuites disciplinaires), la Cour est d’avis que l’assemblée plénière de la section du contentieux de la CSA aurait dû donner aux intéressés l’opportunité de se prononcer sur ce moyen soulevé d’office. En omettant de le faire, alors qu’elle statuait en dernier ressort, l’assemblée plénière de la section du contentieux de la CSA a porté atteinte au principe du contradictoire et à l’équité de la procédure, prenant au dépourvu le requérant concernant une question qui s’est révélée déterminante pour l’issue de la procédure (voir, mutatis mutandis, Clinique des Acacias et autres, précité, §§ 39-43, Prikyan et Angelova, précité, §§ 43-52, et Liga Portuguesa de Futebol Profissional c. Portugal, no 4687/11, §§ 60-62, 17 mai 2016).
33. Dès lors, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
34. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
35. Le requérant réclame 6 283,20 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu’il estime avoir subi. Ce montant correspond selon lui à l’amende qu’il a été contraint de payer en raison de la sanction disciplinaire lui ayant été appliquée. Estimant qu’un constat de violation serait suffisant, il ne sollicite aucun montant pour dommage moral.
36. Le Gouvernement conteste la prétention du requérant pour dommage matériel, estimant qu’il n’existe aucun lien entre la violation alléguée et le montant réclamé.
37. La Cour note que, en l’espèce, la seule base à retenir pour l’octroi d’une satisfaction équitable réside dans le fait que le requérant n’a pas bénéficié des garanties d’un procès équitable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. En ce qui concerne le dommage matériel allégué, elle ne saurait spéculer sur le résultat auquel la procédure devant l’assemblée plénière de la section du contentieux de la CSA aurait abouti si la violation de la Convention n’avait pas eu lieu. Il n’y a donc pas lieu d’accorder au requérant une indemnité à ce titre.
38. Pour ce qui est du préjudice moral, la Cour partage l’avis du requérant (paragraphe 35 ci-dessus) selon lequel le constat de violation constitue une satisfaction équitable suffisante à cet égard.
B. Frais et dépens
39. Le requérant demande également 1 256 EUR pour les frais et dépens qu’il dit avoir engagés devant la Cour. Pour la traduction de ses observations et de sa demande de satisfaction équitable, parvenue au greffe de la Cour le 25 août 2015, il réclame la somme additionnelle de 664,09 EUR pour les frais de traduction.
40. Le Gouvernement s’en remet à la sagesse de la Cour.
41. Compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 1 256 EUR réclamée au titre des frais et dépens pour la procédure devant elle et l’accorde au requérant. Elle considère en revanche que la demande relative aux frais de traduction ne saurait être accueillie, étant donné que cette traduction lui est parvenue en dehors du délai imparti à cet égard, qui avait été fixé au 30 juillet 2015.
C. Intérêts moratoires
42. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
 
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
 
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
 
3. Dit que le constat de violation constitue une satisfaction équitable suffisante pour le préjudice moral subi par le requérant ;
 
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, 1 256 EUR (mille deux cent cinquante-six euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
 
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 19 mars 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Andrea TamiettiEgidijus Kūris
Greffier adjointPrésident
 

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