AFFAIRE ALİ DEMİR c. TURQUIE
Karar Dilini Çevir:
AFFAIRE ALİ DEMİR c. TURQUIE

 
 
 
DEUXIÈME SECTION
 
 
 
 
 
 
 
 
AFFAIRE ALİ DEMİR c. TURQUIE
 
(Requête no 47167/11)
 
 
 
 
 
 
 
 
ARRÊT
 
 
 
 
 
 
 
STRASBOURG
 
12 février 2019
 
 
 
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Ali Demir c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :
Julia Laffranque, présidente,
Valeriu Griţco,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 22 janvier 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 47167/11) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Ali Demir (« le requérant »), a saisi la Cour le 5 décembre 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me A. Aktay, avocat exerçant à Mersin. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Le requérant alléguait en particulier une violation de son droit au respect de ses biens.
4. Le 6 avril 2017, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1955 et réside à Adana.
6. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
7. Le requérant exploitait, sur un terrain de 9 561 m2 sis à Adana (lot 101, parcelle 536), une aire de repos donnant sur une route nationale et abritant notamment une station-service et un restaurant. Le terrain sur lequel les installations en cause avaient été érigées faisait partie du domaine forestier et appartenait au Trésor public. Selon le Gouvernement, celles-ci avaient été, à une date non précisée, érigées par le requérant, et ce sans permis de construire.
8. Selon le dossier, l’intéressé avait fait remblayer l’ensemble du terrain pour le rehausser jusqu’au niveau de la chaussée.
Sur une première partie d’une superficie de 2903 m² se trouvaient, une construction abritant un bureau et local de réparation de pneumatique, un réservoir d’eau, un ancien restaurant ainsi que six murs dont l’utilité précise n’est pas connue.
Sur la seconde partie, d’une superficie de 6658 m², prenaient place un certain nombre d’installations dont le bâtiment principal de la station-service. Le dossier ne contient toutefois pas la liste précise des dites installations.
9. Le 23 janvier 2001, la Direction générale des routes (Karayolları Genel Müdürlüğü) (« la direction générale ») déclara d’utilité publique l’expropriation des installations situées sur la partie de 6 658 m2 du terrain en cause aux fins de la construction d’une route.
10. Le 20 avril 2005, le requérant et la direction générale signèrent un acte de cession amiable (« l’acte de cession ») selon lequel le premier se voyait octroyer la somme de 183 000 livres turques (TRY) (soit environ 102 450 euros (EUR) à l’époque des faits) à titre d’indemnité pour l’expropriation des installations situées sur la partie de 6658 m². Le requérant indiqua, par une annotation manuscrite en marge du document que le terrain n’était pas inclus dans la vente pas plus que les installations situées en dehors de la zone d’expropriation.
11. Le 18 juillet 2005, le requérant saisit le tribunal de grande instance de Pozantı (« le TGI »). Il demandait, sur le fondement de l’article 12 de la loi no 2942, l’expropriation de ses installations qui étaient situées sur la partie de 2903 m² et qui n’avaient pas fait l’objet d’une expropriation et sollicitait le versement d’une indemnité d’expropriation arguant que celles‑ci deviendraient inutilisables après la réalisation du projet de construction en cause. Il réclamait en outre le versement d’une somme correspondant à la valeur du remblai qu’il disait avoir réalisé sur l’ensemble du terrain litigieux, ce remblai n’étant pas, selon lui, couvert par l’acte de cession. Il sollicitait ainsi une somme totale de 200 000 TRY (soit environ 124 000 EUR à l’époque des faits), précisant que sa demande était faite sous réserve de toute réclamation complémentaire qui pourrait être formulée au même titre.
12. Le 4 juillet 2006, un expert constata que le terrain et les installations deviendraient inutilisables après la réalisation de l’ouvrage, aux motifs que la route envisagée se situerait à une hauteur de quatre à cinq mètres des installations non expropriées et qu’aucune route ne permettrait d’accéder à ces dernières.
13. Le 7 juillet 2006, un rapport d’expertise fut présenté au TGI. Ce rapport indiquait tout d’abord que les installations qui se situaient sur une partie (6 658 m2) du terrain en cause avaient été expropriées par un acte de cession amiable, à l’exception du remblai de cette partie du terrain. Il précisait à ce sujet que les parties n’avaient pas pu parvenir à un accord sur ledit remblai. Le rapport indiquait également que les installations qui se situaient sur le restant (2 903 m2) du terrain en cause devaient faire aussi l’objet d’une expropriation au motif qu’elles ne seraient accessibles par aucune route après la réalisation du projet. Il estimait ainsi que la valeur totale des installations, remblais y compris, s’élevait, au 18 juillet 2005, à 404 326,83 TRY (soit environ 199 568 EUR à la date d’établissement du rapport), ayant déterminé que la valeur du remblai du terrain où se situaient les installations expropriées était de 218 981,62 TRY (soit environ 108 085 EUR), celle du remblai du terrain où se situaient les installations non expropriées de 78 119,73 TRY (soit environ 38 558 EUR) et celle des installations non expropriées de 107 225,48 TRY (soit environ 52 925 EUR).
14. Le 20 février 2007, un rapport d’expertise complémentaire fut présenté au TGI. Ce rapport complémentaire, qui confirmait les conclusions du précédent rapport relativement à la valeur des remblais, estimait que la valeur des installations non expropriées s’élevait quant à elle à 101 864,21 TRY (soit environ 55 687 EUR).
15. Le 2 juillet 2007, le TGI donna intégralement gain de cause au requérant sur la base du rapport d’expertise complémentaire. Il condamna la direction générale au versement d’une indemnité de 200 000 TRY (soit environ 112 183 EUR à l’époque des faits) au motif que le requérant avait limité ses prétentions à ce montant et qu’il avait réservé ses droits relatifs au surplus.
16. Le 14 août 2007, la direction générale se pourvut en cassation.
17. Le 28 janvier 2008, la Cour de cassation annula le jugement du TGI. Elle releva d’abord que le terrain en cause était enregistré sur le registre foncier au nom du Trésor public et en conclut que la mention « le terrain n’est pas inclus » ne revêtait aucune valeur juridique. Elle nota ensuite que, en cas d’exclusion de certaines installations d’un accord d’expropriation, celles-ci devaient être précisées d’une façon claire et expresse. Elle estima à cet égard que la mention « la valeur des installations en dehors du couloir d’expropriation n’est pas incluse » signifiait que les parties étaient parvenues à un accord sur toutes les installations qui faisaient l’objet de l’expropriation. Elle considéra ainsi que le remblai du terrain sur lequel se situaient les installations expropriées était couvert par l’acte de cession du 20 avril 2005 et que la demande du requérant y relative devait donc être rejetée.
Quant à la demande du requérant concernant les installations non expropriées, la Cour de cassation considéra que le quatrième alinéa de l’article 12 de la loi no 2942 (paragraphe 20 ci-dessous) ne s’appliquait pas en l’espèce, ces installations n’étant pas des bâtiments partiellement frappés d’expropriation (kesilen bina) au sens de cette disposition. Elle constata par ailleurs que le cinquième alinéa de la même disposition, concernant les cas où les parties non expropriées des biens immeubles partiellement expropriés deviennent inutilisables, ne s’appliquait qu’aux terrains. Elle ajouta enfin que la loi no 2942 ne contenait aucune disposition prévoyant l’expropriation de la partie restante des installations ou établissements expropriés. Elle conclut ainsi que la demande du requérant relative aux installations non expropriées devait aussi être rejetée.
18. Le 25 juin 2008, le TGI se conforma à l’arrêt de la Cour de cassation et débouta le requérant, après avoir fait siennes les considérations de la haute juridiction.
19. Le requérant se pourvut en cassation. Dans son pourvoi, il invoqua, entre autres, l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
20. Par un arrêt du 3 mai 2010, notifié au représentant du requérant le 7 juin 2010, la Cour de cassation confirma le jugement du TGI.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
21. Le quatrième alinéa de l’article 12 de la loi no 2942 relative à l’expropriation dispose que, lorsque la partie restante des biens immeubles partiellement expropriés est susceptible d’être utilisée conformément à la législation sur l’urbanisme, les frais à engager pour rendre utilisables les installations restantes, telles que les bâtiments partiellement frappés d’expropriation, doivent être ajoutés à l’indemnité d’expropriation.
22. Le cinquième alinéa du même article indique que, lorsque la partie restante des biens immeubles partiellement expropriés n’est plus susceptible d’être utilisée, celle-ci doit être aussi expropriée sur une demande écrite du propriétaire exproprié.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION
23. Le requérant allègue que le refus des juridictions internes de lui allouer une indemnité pour ses installations qui n’étaient pas selon lui couvertes par l’acte de cession amiable du 20 avril 2005 constitue une atteinte à son droit au respect de ses biens au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Cette disposition est ainsi libellée :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
24. Le Gouvernement conteste cette thèse.
A. Sur la recevabilité
1. Sur la qualité de victime du requérant
25. Le Gouvernement soutient que le requérant ne peut pas passer pour victime d’une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention au motif qu’il s’est vu verser une indemnité d’expropriation.
26. Le requérant combat la thèse du Gouvernement.
27. La Cour relève d’emblée que l’acte de cession du 20 avril 2005, selon lequel le requérant se voyait accorder une indemnité d’expropriation, concernait les installations se trouvant sur une partie (6 658 m2) du terrain de 9 561 m2 exploité par l’intéressé. Elle note ensuite que le grief du requérant porte sur les installations qui n’étaient pas selon celui-ci couvertes par cet acte. À cet égard, la Cour observe que, selon le requérant, le remblai du terrain sur lequel se situaient les installations expropriées n’était pas couvert par ledit acte (paragraphe 10 ci-dessus). Or la Cour de cassation a considéré dans son arrêt du 28 janvier 2008 que ce remblai était couvert par cet acte (paragraphe 16 ci-dessus). La Cour ne voit aucun motif de s’écarter en l’espèce de la conclusion de la Cour de cassation quant à cette partie de la demande du requérant. Elle estime dès lors que ce remblai a aussi fait l’objet d’une indemnisation par l’acte de cession du 20 avril 2005.
28. Dans ces conditions, la Cour fait partiellement droit à l’exception soulevée par le Gouvernement et constate que, pour ce qui est du remblai du terrain sur lequel se situaient les installations expropriées, le requérant ne peut se prétendre victime d’une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, ce remblai étant couvert par l’acte de cession du 20 avril 2005. Il s’ensuit que cette partie du grief est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 et qu’elle doit être rejetée en application de l’article 35 § 4.
29. Quant aux installations non expropriées du requérant ainsi qu’au remblai du terrain sur lequel se situaient ces installations, la Cour relève qu’il y a lieu de rejeter l’exception du Gouvernement, ceux-ci n’étant pas couverts par l’acte de cession du 20 avril 2005.
2. Sur l’exception de non-épuisement des voies de recours internes
30. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il reproche, d’une part, au requérant de ne pas avoir formé un recours en rectification contre l’arrêt de la Cour de cassation et, d’autre part, à son représentant de s’être abstenu, de son plein gré, d’assister à l’audience tenue devant le TGI après l’arrêt du 28 janvier 2008 de la Cour de cassation et de ne pas avoir ainsi demandé à celui-ci de maintenir son jugement antérieur.
31. En ce qui concerne le premier volet de l’exception, la Cour rappelle avoir déjà rejeté des exceptions semblables (voir, entre autres, Türkkan c. Turquie, no 8774/06, § 15, 15 février 2011, et Nacaryan et Deryan c. Turquie, nos 19558/02 et 27904/02, § 30, 8 janvier 2008). En l’espèce, elle n’aperçoit aucun motif de déroger à ses précédentes conclusions et rejette donc cette branche de l’exception.
32. S’agissant du deuxième volet de l’exception, la Cour rappelle que la règle de l’épuisement des voies de recours internes doit être appliquée avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif (Gherghina c. Roumanie (déc.) [GC], no 42219/07, § 87, 9 juillet 2015).
33. La Cour observe que, en l’espèce, le requérant a saisi le TGI d’une demande en expropriation de ses installations non expropriées et en paiement d’une indemnité d’expropriation relativement à ces installations au motif que celles-ci deviendraient inutilisables après la réalisation du projet de route en cause. La décision du 2 juillet 2007 du TGI, qui lui avait donné gain de cause, a été ensuite annulée par la Cour de cassation. Même s’il est vrai que le représentant du requérant n’a pas assisté à l’audience tenue devant le TGI après cette annulation et n’a donc pas demandé à cette juridiction de maintenir son jugement antérieur, celui-ci s’est pourvu en cassation contre le jugement du 25 juin 2008 du TGI qui faisait siennes les considérations de la Cour de cassation, et ce, en invoquant, entre autres, l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
34. Dans ces conditions, la Cour considère que le requérant a fourni aux juridictions internes l’occasion de remédier à la violation alléguée, et elle conclut au rejet de l’exception de non-épuisement des voies de recours internes présentée par le Gouvernement.
3. Sur l’exception d’irrecevabilité pour incompatibilité ratione materiae
35. Le Gouvernement allègue que le requérant n’était pas titulaire d’un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1, au motif que le terrain en cause était enregistré sur le registre foncier au nom du Trésor public.
36. La Cour relève que, s’il est vrai que le terrain en cause était enregistré au nom du Trésor public, le grief du requérant porte non pas sur ce terrain, mais sur les installations qu’il y avait érigées. À cet égard, elle observe qu’une partie des installations se situant sur le terrain en cause a été expropriée par l’administration et que, conformément à l’accord conclu entre cette dernière et le requérant, celui-ci s’est vu verser une indemnité d’expropriation. L’administration a ainsi reconnu que le requérant était propriétaire des installations expropriées, et ce même si le terrain sur lequel ces dernières se situaient appartenait au Trésor public. En outre, la Cour relève que le refus des juridictions nationales d’allouer au requérant une indemnité pour ses installations non expropriées n’était pas fondé sur le fait que le terrain en cause appartenait au Trésor public. En effet, les autorités publiques et les juridictions internes n’ont jamais considéré que la partie restante des installations n’appartenait pas au requérant.
37. Par conséquent, il y a lieu de rejeter cette exception.
4. Conclusion
38. Constatant que le restant du grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
39. Le requérant soutient que les juridictions internes ne l’ont pas indemnisé pour le préjudice matériel tenant à l’impossibilité pour lui de poursuivre ses activités commerciales dans ses installations qui se situaient sur la partie de 2 903 m2 du terrain en cause. Il expose à cet égard que ses installations non expropriées sont devenues inutilisables, ce qui, selon lui, a été constaté par les rapports d’expertise. Il estime que le refus des juridictions internes de lui allouer une indemnité pour ses installations non expropriées n’était pas conforme à l’article 12 de la loi no 2942.
40. Le Gouvernement réplique que les installations en cause avaient été érigées sur un terrain qui faisait partie du domaine forestier, et ce sans permis de construire. Il allègue ainsi que, même en l’absence d’une expropriation, il n’était pas juridiquement possible pour le requérant de tirer profit du terrain en cause, celui-ci faisant partie du domaine forestier, et il en conclut que le requérant ne peut pas arguer d’une perte financière en raison de l’expropriation. Il soutient en outre que l’annotation apposée par le requérant dans l’acte de cession du 20 avril 2005 n’était pas valide puisque la loi no 2942 relative à l’expropriation n’aurait pas permis la conclusion d’un accord partiel.
41. Le requérant rétorque que les autorités n’ont jamais ordonné la démolition des installations litigieuses et qu’aucune amende ne lui a été infligée au motif que celles-ci avaient été érigées sans permis de construire.
42. La Cour note d’emblée, à l’instar du Gouvernement, que les installations en cause avaient été érigées sans permis sur un terrain qui faisait partie du domaine forestier, ce qui n’est pas contesté par le requérant. Cela dit, elle ne peut souscrire à l’argument du Gouvernement selon lequel le requérant ne peut pas arguer d’une perte financière relativement aux installations en cause, d’une part parce que l’administration a elle-même versé au requérant une indemnité d’expropriation pour une partie de ses installations et a ainsi reconnu le droit de propriété de l’intéressé sur ces dernières et d’autre part parce que le refus des juridictions nationales d’allouer au requérant une indemnité pour ses installations non expropriées n’était pas fondé sur le fait que celles-ci avaient été érigées sur un terrain faisant partie du domaine forestier. À cet égard, la Cour relève que le requérant allègue que les autorités n’ont jamais ordonné la démolition des installations litigieuses et qu’aucune amende ne lui a été infligée au motif que celles-ci avaient été érigées sans permis de construire. Quant au Gouvernement, il n’a formulé aucune observation sur ce point qui confirmerait ou infirmerait l’assertion du requérant. Dans ces conditions, la Cour estime qu’il est contradictoire d’accorder une indemnité d’expropriation pour une partie des installations du requérant, d’une part, et d’affirmer qu’il n’était pas juridiquement possible pour ce dernier de tirer profit du terrain en cause, d’autre part, puisque les installations expropriées du requérant étaient aussi érigées sur le même terrain, qui faisait partie du domaine forestier.
43. La Cour relève ensuite que l’acte de cession du 20 avril 2005 concernait l’expropriation des installations se trouvant sur une partie (6 658 m2) du terrain exploité par le requérant. Cela dit, le grief du requérant porte sur ses installations non expropriées, qui se situaient sur le restant (2 903 m2) du terrain en cause. Même si ces installations n’ont pas été expropriées, il est clair que la réalisation du projet de route en cause, entraînant l’absence d’accès à celles-ci, a apporté une limitation à la libre disposition du droit d’usage du requérant, limitation qui constitue une ingérence dans la jouissance des droits que celui-ci tire de sa qualité de propriétaire. Dès lors, suivant sa jurisprudence en la matière (voir, parmi beaucoup d’autres, James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 37, série A no 98), la Cour estime que le second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention trouve à s’appliquer en l’espèce.
44. La Cour rappelle que, selon une jurisprudence bien établie, cet alinéa doit se lire à la lumière du principe consacré par la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1. En conséquence, une mesure d’ingérence doit respecter le principe de légalité et ménager un « juste équilibre » entre les impératifs de l’intérêt général et ceux de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu. Cet équilibre est rompu si la personne concernée a eu à subir une charge spéciale et exorbitante (Perdigão c. Portugal [GC], no 24768/06, § 67, 16 novembre 2010, et Malfatto et Mieille c. France, no 40886/06 et 51946/07, § 61, 6 octobre 2016).
45. En l’espèce, compte tenu des considérations qui suivent, la Cour estime inutile de statuer sur la question de la légalité du refus des juridictions internes d’allouer au requérant une indemnité pour ses installations non expropriées.
46. Pour la Cour, la question qui se pose donc est celle de savoir si, en l’occurrence, l’application de l’article 12 de la loi no 2942 a ménagé un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux du requérant et n’a pas imposé à ce dernier une charge excessive.
47. À cet égard, la Cour estime que la présente espèce doit être rapprochée des affaires Ouzounoglou c. Grèce (no 32730/03, 24 novembre 2005) et Athanasiou et autres c. Grèce (no 2531/02, 9 février 2006). La première de ces affaires concernait la situation d’une personne qui, dans le cadre de la réalisation d’un projet routier, avait été expropriée d’une partie du terrain sur lequel se trouvait sa résidence principale et qui, devant la Cour, se plaignait d’une violation de l’article 1 du Protocole no 1 résultant du refus des autorités de l’indemniser pour la dépréciation de la partie non expropriée de son bien due à la nature de l’ouvrage. Quant à la seconde affaire, elle portait sur une situation similaire – en l’occurrence une expropriation partielle s’inscrivant dans le cadre de la construction d’une ligne et d’un pont ferroviaires – et avait donc trait à un même type de grief. Dans ces deux affaires, à la différence de ce qu’elle avait constaté dans des affaires antérieures dirigées contre la Grèce dans lesquelles elle avait examiné la question du refus des juridictions nationales de fixer une indemnité spéciale pour les parties restantes de terrains visés par une mesure d’expropriation (Azas c. Grèce, no 50824/99, 19 septembre 2002, Interoliva ABEE c. Grèce, no 58642/00, 10 juillet 2003, Konstantopoulos AE et autres c. Grèce, no 58634/00, 10 juillet 2003, et Biozokat A.E. c. Grèce, no 61582/00, 9 octobre 2003), la Cour a noté qu’il était plus qu’évident –dans les cas des requérants – que la nature des ouvrages avait directement contribué à la « dépréciation substantielle » de la valeur des parties restantes des biens expropriés. Elle en a déduit que, en refusant d’indemniser les requérants pour la baisse de la valeur des parties non expropriées de leurs terrains, le juge interne avait rompu le juste équilibre devant régner entre la sauvegarde des droits individuels et les exigences de l’intérêt général, et elle a conclu à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (Ouzounoglou, précité, § 32, et Athanasiou et autres, précité, § 26).
48. Aux yeux de la Cour, il en va de même dans la présente affaire. En effet, la Cour relève que, avant l’expropriation d’une partie de ses installations, le requérant exploitait une aire de repos donnant sur une route nationale et abritant notamment une station-service et un restaurant. Or il découle du rapport d’expertise du 4 juillet 2006 que, à la suite de l’expropriation, le requérant n’était plus en mesure de poursuivre ses activités commerciales dans les installations restantes, d’une part parce que la route envisagée se situerait à une hauteur de quatre à cinq mètres des installations non expropriées et d’autre part parce que ces dernières ne seraient accessibles par aucune route après la réalisation de l’ouvrage. À cet égard, il y a lieu de relever que les juridictions internes ont refusé d’indemniser le requérant pour la partie non expropriée de ses installations, et ce sans pour autant remettre en cause le rapport d’expertise du 4 juillet 2006 qui avait conclu que les installations non expropriées deviendraient inutilisables après la réalisation de l’ouvrage. Par conséquent, la Cour admet que l’exploitation des installations non expropriées du requérant se trouve sérieusement compromise en raison de l’expropriation en cause et de l’ouvrage envisagé (voir, mutatis mutandis, Antonopoulou et autres c. Grèce, no 49000/06, § 58, 16 avril 2009).
49. Au vu de ce qui précède, la Cour considère qu’en refusant d’indemniser le requérant pour la dépréciation de ses installations non expropriées en raison de la nature de l’ouvrage, les juridictions internes ont rompu le juste équilibre devant régner entre la sauvegarde des droits individuels et les exigences de l’intérêt général.
50. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
II. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES
51. Sur la base des mêmes faits, le requérant allègue une violation des articles 6 et 8 de la Convention.
52. Compte tenu de l’ensemble des éléments dont elle dispose et pour autant qu’elle est compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour ne relève aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par ces dispositions.
53. Il s’ensuit que ces griefs sont manifestement mal fondés et qu’ils doivent être rejetés, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
54. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
55. Au titre du préjudice matériel et du préjudice moral qu’il estime avoir subis, le requérant réclame 360 000 euros (EUR) et 50 000 EUR respectivement.
56. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
57. Pour ce qui est du dommage matériel, la Cour observe que, selon le rapport d’expertise complémentaire, la valeur des biens en cause au 18 juillet 2005 a été estimée à 101 864,21 TRY pour les installations non expropriées et à 78 119,73 TRY pour le remblai du terrain sur lequel se situaient ces installations (paragraphes 13 et 14 ci-dessus). L’actualisation de ces montants permet d’aboutir à une somme globale de 553 927 TRY, soit environ 76 800 EUR. Les installations en cause n’étant plus utilisables, la Cour estime raisonnable d’allouer cette somme au titre du préjudice matériel. Il va sans dire que le requérant devra en contrepartie céder lesdites installations à l’administration à la demande de celle-ci.
58. Quant au dommage moral, la Cour considère que le requérant a éprouvé une certaine détresse en raison des faits de la cause. Statuant en équité comme le veut l’article 41 de la Convention, la Cour lui accorde à ce titre une indemnité de 1 500 EUR.
B. Frais et dépens
59. Le requérant demande également 10 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et la Cour, sans toutefois fournir aucun justificatif.
60. Le Gouvernement conteste cette demande.
61. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Compte tenu de l’absence de documents pertinents, la Cour rejette la demande formulée au titre des frais et dépens (Ato c. Turquie, no 29873/02, § 27, 8 juin 2010).
C. Intérêts moratoires
62. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré du refus des juridictions internes d’allouer une indemnité au requérant pour ses installations non expropriées, et irrecevable pour le surplus ;
 
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
 
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :
i. 76 800 EUR (soixante-seize mille huit cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel,
ii. 1 500 EUR (mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.
 
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 février 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Hasan BakırcıJulia Laffranque
Greffier adjointPrésidente
 

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